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prologue

voisins seulement ; des jeunes filles, parties avec leurs vieux parents, se rendirent avec les parents des autres ; un homme qui comptait plusieurs frères parvint au terme de la route avec deux ou trois neveux : il n’entendit jamais parler de ceux qui étaient restés en arrière ; quelques amis, quelques alliés réussirent à se rejoindre à différents intervalles, mais cela fut rare. Un jeune homme qui s’était fait marin parvint à recueillir plusieurs des siens dispersés sur différents rivages.

Dans le cours de leurs pérégrinations, il y en a qui franchirent des espaces incroyables, à pied, à travers les forêts, le long des fleuves, sur les rivages arides de la mer. Tantôt ils furent arrêtés par la maladie et la misère, d’autres fois ils s’égarèrent longtemps. On offrit aux uns le travail des esclaves, aux autres, de s’enfermer dans les mines de Pensylvanie ; mais ils préférèrent continuer leur chemin. Ils cherchaient un ciel ami qui leur rappelât celui qu’ils ne devaient plus revoir, ou ils mouraient en le cherchant…

N’ont-ils pas bien gagné ce pied de terre où ils ont enfin pu s’asseoir pour rompre en famille le pain de l’exil, et raconter leurs tristes récits à des cœurs capables de les comprendre et de pleurer avec eux, sans remords ? Sans doute, ils aperçurent des larmes dans les yeux des étrangers qui les voyaient passer, mais à ceux-là ils ne pouvaient faire entendre leur langage, et ils portaient à leurs yeux la marque d’un crime national.

C’est au milieu de cette petite colonie d’humbles mais héroïques infortunés ; c’est dans leurs champs, près de leurs chaumes déjà prospères, que naquit et grandit mon père, et c’est aussi là, dans cette Petite-Cadie, qu’il m’est arrivé de voir le jour.

Fondateurs de la paroisse, les premiers dans l’aisance, les Acadiens se sont liés avec toutes les familles qui s’étaient fixées autour de leurs établissements : la mienne tient à leur sang par toutes ses générations ; et j’en suis fier, car ces braves gens n’ont apporté sous le toit qui les a reçus que les traditions de l’honneur le plus vigoureux et des vertus les plus robustes.

Je n’ai pu connaître ceux qui vinrent déjà grands dans le pays, malgré l’âge avancé qu’ils ont atteint ; je me rappelle seulement avoir vu les enfants de l’exil, ceux qui naquirent après le départ, sur des vaisseaux, ou dans les ports, et que leurs mères portèrent sur leur sein tout le long de la route. Je me souviens surtout d’avoir entendu raconter souvent, quand j’étais petit, l’histoire douloureuse de toutes ces familles, et ces tristes anecdotes ont exercé mon cœur à la pitié.

Je ne sache pas qu’aucune ait été notée. Il serait difficile aujour-