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souvenir d’un peuple dispersé

— Non, mais comme nous n’avons trouvé au logis que cette femme et ses deux gars, et qu’avec son baringouin inintelligible la vieille n’a pu nous donner ni une bonne raison, ni nous montrer un fagot, nous avons pris le parti de briser les portes et les fenêtres pour les emporter, comme l’ordonne notre gouverneur.

— Oui, je le sais, vous avez le droit d’être lâches et vous en profitez ; mais cette femme, cette femme, pourquoi la traîner et la rudoyer ainsi ?

— Oh ! c’est que nous n’avons pu toucher à rien, sans que la sorcière et ses deux diablotins n’aient fait un train d’enfer ; ils se ruaient au-devant de nous, s’attachaient à tout et il nous aurait fallu les tuer avant de pouvoir nous emparer de quelque chose ; nous les conduisons au violon, cela les calmera peut-être, et après…

— Et après, on vous y conduira vous-mêmes, vils bourreaux ! interrompit le lieutenant. Relâchez cette pauvre créature et retournez à la caserne ; je comprends son baringouin, moi, et je sais d’avance qu’elle va me donner assez de raisons pour vous mériter cinq cents coups de fouet, à chacun !

Pendant ces paroles, les deux enfants, qui jugeaient, à la voix et à l’expression de l’officier, que leur cause était gagnée, avaient saisi sa main et ils l’embrassaient en regardant leur protecteur avec des yeux tout illuminés de bonheur. Aussitôt qu’ils virent leur mère libre, ils s’élancèrent pour enlacer son cou et l’accabler de caresses : l’un essuyait ses larmes, l’autre rajustait ses cheveux épars, ses habits déchirés ; elle tressaillit d’abord sous leurs baisers, mais en fixant son regard sur eux, elle resta navrée… ses chers gars, ils faisaient pitié à voir : leurs visages lacérés étaient souillés de sang ; leurs corps contusionnés se soutenaient à peine ; ils parlaient étouffés ; ils marchaient chancelants, haletants ; ils ne se tenaient debout que pour supporter leur mère.

Le lieutenant, tout ému, détourna la tête pour laisser tomber quelques larmes ; puis, ne voulant pas donner le temps et la fatigue à ces infortunés de venir lui exprimer leur reconnaissance, il s’avança vers eux en disant : — Mes hommes vous ont fait bien du mal, brave femme ; je vous en demande pardon et je vais faire en sorte qu’ils n’y reviennent plus. Laissez-moi vous aider à gagner votre maison ; quand nous serons rendus, vous me direz toutes vos plaintes ; et si je puis quelque chose ici, on vous fera justice.

La demeure de la mère Trahan n’était pas éloignée, et grâce aux soins et aux bonnes paroles de monsieur George, la malheureuse famille y fut bientôt arrivée. L’assurance qu’elle venait de recevoir d’une puissante protection avait donné des forces à tous ; mais