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souvenir d’un peuple dispersé

briser tout rapport avec leur ancienne patrie. Dans l’automne de 1754 que nous touchons, les Acadiens ne connaissaient plus d’autre régime administratif que celui de l’arbitraire et de l’imprévu : les mesures préventives injustes, les ordonnances péremptoires des gouverneurs et de leurs subalternes, obligatoires le lendemain de leur promulgation, les corvées forcées se succédaient presque sans interruption. Les décrets les plus simples revêtaient toujours une forme insultante, et ceux qui étaient chargés de les faire exécuter ne tenaient guère à en adoucir la portée. Tous ces fripiers des carrefours de Londres, tous ces réhabilités par l’exil volontaire, tous ces mercenaires émancipés qui avaient suivi Cornwallis et qui tenaient garnison dans tous les villages des Neutres, étaient heureux de prendre des airs de conquérants et de tyranniser des hommes honnêtes et désarmés. — « ils les détestent tellement, disait un de leurs chefs, qu’ils les tueraient pour le moindre motif. »

Les palissades du fort de Passequid avaient besoin d’être renouvelées. — « Commandez aux habitants, dit une dépêche du gouverneur au capit. Murray, datée du 5 août, de vous apporter le nombre de pieux nécessaires, en leur désignant la dimension qu’ils doivent avoir ; ne convenez d’aucun prix avec eux, mais envoyez-les se faire payer à Halifax ; nous leur donnerons ce qui nous paraîtra convenable. S’ils n’obéissent pas immédiatement, assurez-les bien que le prochain courrier vous apportera l’ordre de les passer par les armes ! »

Quelques semaines plus tard, comme le temps était venu pour les garnisons de faire la provision de bois de chauffage, une autre dépêche vint d’Halifax : elle ordonnait aux Acadiens de pourvoir de suite les forts du combustible nécessaire. « Aucune excuse, disait ce document, ne sera reçue de qui voudrait se soustraire à cette contribution ; et si le bois n’est pas apporté en temps convenable, les soldats prendront celui des maisons ! »

A-t-on jamais vu des soldats, en temps de paix, forcer les citoyens paisibles à leur fournir le feu, à réparer les ouvrages militaires, sous peine de se faire fusiller ou déloger de leurs foyers, à la veille de l’hiver, s’ils ont des raisons pour ne pas obéir immédiatement… et les obliger ensuite, si l’on juge à propos de leur donner un salaire, à l’aller toucher à quinze lieues de là, à travers forêts et savanes ?… Est-il possible d’imaginer des procédés plus déraisonnables et plus immérités ? Quelle répulsion devaient éprouver ces pauvres victimes pour cette impertinente et brutale exigence ; et quels traitements ne devaient-elles pas encore en attendre !…

Dans un pareil état de chose, il est aisé de deviner que les chevaux de monsieur George n’eurent qu’un succès de route public