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jacques et marie

patriotes du voisinage, et que leur société lui serait infiniment plus agréable que celle qu’il était obligé de subir à la caserne. Mais comment arriver dans leur intérieur ? ils paraissaient tous effrayés quand ils passaient près de lui. Un soir, il était entré chez lui, tard, avec une pointe d’ennui véritable dans le cœur.

En revenant de la chasse, il avait passé dans le village, au moment où les réunions de familles commencent à se former : des groupes nombreux et animés se composaient devant les portes, sous les grands arbres ; les chefs se donnaient la main, les jeunes voisines s’embrassaient, comme si toutes ne s’étaient pas rencontrés la veille ; après cela les vieux avaient pris place aux tables de jeux, les garçons s’étaient joints aux jeunes filles, autour de leurs mères, et tous ensemble ils avaient unis joyeusement leur voix dans un concert de paroles ; musique sans mesure et sans harmonie, mais pleine de nuances qui fait une bien douce impression sur le cœur de l’étranger qui ne peut s’y mêler. À quelques endroits, la jeunesse arrivant en plus grand nombre, on avait fini par organiser la danse, et pendant que la chanteuse du bal vocalisait sur ses airs populaire, mieux qu’un rossignol, des couples mystérieux s’en étaient allés se promener sur le chemin, se contant, entre des éclats de rires des secrets qui paraissaient bien charmants Ce n’est qu’après la retraite générale que George avait regagné sa chambre solitaire. Au seuil, ayant aperçu Butler, son cauchemar, il s’était esquivé : son aspect lui faisait regretter davantage le tableau qu’il venait de voir.

Après avoir jeté son harnais au hasard sur tous les meubles, dans tous les coins, il se laissa tomber de lassitude et de dégoût dans la vieille bergère du dernier curé, et il se prit à penser comment il tuerait son lendemain. Mais sa pensée ne pouvait s’arrêter à rien : il entendait toujours le timbre argentin et le tra-li-la-la de l’orchestre primitif de Grand-Pré ; il voyait sans cesse apparaître et tourbillonner autour de lui, comme les nuées d’âmes de l’enfer du Dante, les jolies Acadiennes : elles allaient et venaient les bras entrelacés ; dans leur démarche folâtre, leurs têtes mutines se penchaient les unes vers les autres ; sous leurs petits bonnets blancs, leurs yeux se souriaient ; il devinait ce que voulaient dire le bruissement de leurs lèvres discrètes, les ricanements de leurs voix sonores et moins que jamais il trouvait des amusements pour le jour suivant. Les sarcelles et les perdreaux avaient beau s’élever en volée à la suite de ses premières visions, il se prenait d’impatience. Mais on ne tue pas toute sa vie des sarcelles et des perdreaux !