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souvenir d’un peuple dispersé

nesse laissée sans frein, et l’égoïsme que donne ordinairement l’amour des plaisirs et les jouissances d’une grande richesse, il n’avait pas perdu ces bonnes dispositions de son naturel. À vingt-cinq ans, il est impossible qu’un cœur aussi bien doué que l’était le sien ait épuisé tous ses trésors. Il faut avouer, cependant, qu’il ne les avait pas ménagés.

Douze mois de séjour au presbytère de Grand-Pré n’étaient pas nécessaires au lieutenant George pour découvrir qu’il allait faire garnison en lieu peu séduisant, et que son nouveau capitaine était une espèce d’ogre avec lequel il faudrait s’abrutir où se quereller. En quittant l’Angleterre, il avait compté sur une vie aventureuse, des expéditions, gigantesques, des découvertes merveilleuses, pour occuper l’activité de ses passions et lui faire oublier les frivolités de sa vie passée, qu’il lui avait laissé d’ailleurs un peu de satiété ; il espérait aussi garder la compagnie de son frère, qu’il aimait. Mais quand il se vit lié, par une discipline brutale, dans ce petit village, au milieu de populations qui avaient toutes les raisons du monde de le détester d’avance ; à côté d’un être antipathique dont il fallait subir les ordres ; séparé de tous ses anciens plaisirs par des forêts et des mers immenses, il eut un instant de vertige, et il songea qu’il allait tout probablement connaître le spleen. — Ce n’était pas la peine, pensait-il, de laisser son pays pour venir chercher si loin un produit de son climat !

Cependant, avant de prendre des airs tristes et de pleurnicher aux horizons, il résolut de remuer ciel et terre pour trouver un passe-temps supportable. Durant un mois entier, il fit la chasse et la pêche ; il poursuivit tout le gibier du pays, et jeta l’appât à tous les habitants de la mer. On aurait dit que les pauvres créatures se donnaient rendez-vous au bout de son fusil ou de son hameçon, tant les prises étaient abondantes. Ce succès facile finit par le lasser. Il n’y avait là, d’ailleurs, aucune châtelaine séduisante à qui faire hommage de ses conquêtes, aucuns voisins joyeux et gourmets avec qui faire bombance ; quant à réjouir le palais de Butler des délicatesses de sa vénaison, il n’y tenait guère : — Qu’il mange du roast-beef, le vil payen ! se dit-il un jour après l’avoir vu se rassasier de filet de chevreuil à la sauce au champignon, de queue de castor, de gorge de perdrix, de salade de homard, de soupe aux huîtres et de saumons frais ; s’il compte sur moi pour le repaître, il se trompe, l’animal !

Au milieu de ces violentes distractions, notre lieutenant ne négligeait pas d’étudier ces Acadiens dont on lui avait dit tant de mal ; il découvrit bientôt qu’ils valaient beaucoup mieux que ses com-