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souvenir d’un peuple dispersé

raison pour laquelle elle allait faire un si long circuit, ne voulant pas laisser soupçonner le but de sa course. C’est là qu’elle avait vu pour la dernière fois des barques se balancer sur l’eau.

Assise sur une roche perdue, en attendant la venue du crépuscule, elle laissait errer son regard sur cette surface nue ; son œil s’attachait à chaque flot qui allait ou venait, et il le suivait jusqu’à ce qu’il se brisât sur la plage ou qu’il disparût au loin. Soit que la vague expirât doucement, soit qu’elle vint, comme une montagne croulante, ébranler la falaise, elle n’avait toujours pour elle qu’une voix, qu’un mot : ce mot d’adieu qu’elle avait entendu à ce triste soir d’automne… passé déjà depuis trois ans. Parfois il lui semblait l’entendre auprès, au loin, partout, et connue répété par un chœur immense ; cependant, elle retrouvait toujours la mer vide ! Alors, elle regagnait la maison.


VIII

Le capitaine Butler, qui habitait le presbytère de Grand-Pré, n’était pas la douceur même ; et le gouvernement, qui lui avait donné le commandement de cette partie du pays, n’avait pas, évidemment, l’intention de laisser prendre aux populations des habitudes déloyales. Il alliait à une expression bourrue des manières impertinentes de son choix ; son type tenait du renard et de l’hyène ; c’était la cruauté unie à la fourberie : il avait le ton rogue, souvent sa démarche et son teint accusaient le rogomme, et ses colères fréquentes faisaient transsuder sur sa figure les liqueurs subtiles ; on n’aimait pas plus son voisinage que sa société. Contre l’habitude de cette époque, il s’était laissé croître une moustache énorme de crins fauves et grisonnants qui lui battaient les oreilles à la moindre brise de l’avant, ajoutant beaucoup à sa physionomie de carnivore. C’était un vil instrument ; la nature l’avait fait naître bourreau.

Le capitaine Murray, son collègue de Passequid, était son digne comparse ; mais comment le lieutenant George Gordon, joyeux et beau garçon, se trouvait-il en si mauvaise compagnie ? C’est un de ces mystères que nous ne sommes pas en état de dévoiler.

Il n’était arrivé que depuis peu, et comme il devait remplacer Butler au poste de Grand-Pré quand celui-ci s’absentait, et que, d’ailleurs, il y avait en lui quelque chose de distingué et d’ave-