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souvenir d’un peuple dispersé

floraison de sa vie de treize ans, si tôt fauchée par le temps, conservait encore toute sa fraîcheur, tout son éclat ; aucuns calices n’avaient été flétris…

Partout elle retrouvait les moindres incidents de sa liaison avec le petit voisin, et ressentait comme la repercussion des plaisirs qui les avaient accompagnés : les bois reverdissants, les émanations des foins fraîchement fanés, les fraises rougissantes, la première javelle dorée tombée sous la faucille, la dernière gerbe de la ferme couronnée dans la grange : tout cela lui parlait tour à tour de cette saison mystérieuse de sa vie où toutes les choses de la terre s’étaient révélées à ses sens, avec un charme jusqu’alors incompris.

Quelquefois, sans qu’on la vit, elle s’acheminait dans le sentier des enfants du catéchisme. Ce n’était pas pour aller faire ses dévotions, car il n’y avait plus de curé à Grand-Pré ; un missionnaire y passait, seulement, de temps à autre ; le gouvernement ne lui donnait pas la permission d’y séjourner. Le commandant de la place habitait le presbytère, et depuis quelques jours l’église même avait été changée en arsenal.

Le sentier était donc devenu solitaire et voilé ; Marie seule retraçait ses sinuosités dans les foins. Quand elle passait émue, se hâtant, à cause du soir, il lui arrivait de s’arrêter tout à coup, pour se retourner : elle croyait entendre les pas rapides de quelqu’un qui accourait derrière elle comme pour lui saisir clandestinement la main, ou lui secouer dans le cou des touffes de trèfles pleins de rosée mais elle ne voyait rien que les grandes herbes, qui, courbées un instant sous ses jupons, se relevaient après son passage en se frôlant ensemble.

Elle évitait bien d’aller jusqu’au bout du chemin, à cause des soldats effrontés qu’elle y voyait toujours ; elle se contentait de regarder de loin le petit temple de bois où elle ne pouvait plus aller prier : les portes étaient fermées, la lampe ne brillait plus au milieu du chœur, la cloche n’appelait plus personne, une sentinelle passait machinalement devant le portail… Que cette vue lui faisait mal ! L’église de sa première communion… où Jacques, un jour déjà passé, aurait dû la conduire par la main, joyeuse et couronnée de fleurs blanches !… ces portes lui semblaient fermées comme un tombeau sur le bonheur de sa vie.

Que tout était changé à Grand-Pré, maintenant ! On aurait dit qu’on avait arraché le cœur de cette population en lui enlevant son église et son prêtre ; il n’y avait plus de centre de ralliement et de vie ; les joies saintes de la religion étaient enfuies ; on ne chantait plus, on ne jouait plus, le dimanche soir, près du presbytère,