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souvenir d’un peuple dispersé

À quinze ans, il s’élève souvent des montagnes entre notre cœur et le but où s’élance notre ambition ou nos amours : il s’ouvre des mers immenses, il se fait des vides terribles, il se creuse des abîmes il s’écroule des Chateaux-en-Espagne ; cependant, on regarde toujours devant soi, l’œil souriant, la lèvre avide et l’on attend que les montagnes s’abaissent, que les rivages se rapprochent, que les vides et les abîmes se remplissent, que d’autres châteaux s’élèvent et s’embellissent ; on croit sincèrement que tout cela va se faire pour nous laisser toucher au pinacle… Que ne reste-t-on longtemps à l’âge de quinze ans !

Ainsi, malgré ses sombres inquiétudes. Marie ne perdit pas l’espérance, cette vertu de son âge, ce baume des cieux, cette grâce du christianisme, cette suprême force du malheur. Il lui arrivait toujours, de temps à autres, quelques mauvaises nouvelles, quelques révélations inconsidérées, et son courage en était un instant ébranlé ; quelquefois, dans les jours sombres, son âme, lassée du vague et de l’incertain, et son cœur, fatigué de cette solitude sans limites où il cherchait en vain le plus doux élément de sa vie, s’affaissaient dans la douleur ; alors, elle appelait l’amour de Dieu, elle priait : elle priait pour Jacques ! Sa tendre invocation, en s’élevant vers le ciel, détachait peu à peu sa pensée de la terre : son sentiment épuisé se retrempait dans les ondes de l’amour immortel et infini pour revenir vers son pauvre exilé : il lui semblait que des hauteurs étoilées, avec l’œil clairvoyant du Maître souverain, elle allait atteindre et diriger ses pas… et elle pouvait attendre encore.

Le travail aussi, ce soutien des âmes fortes, le travail assidu, sanctifié par l’amour du devoir, dirigé et régularisé par une pensée fixe, par un but toujours présent dans son cœur, lui aidait à passer les heures tristes.

On se rappelle que pendant les six mois qui devaient précéder le mariage des jeunes voisins, leurs parents étaient convenus de leur préparer un établissement qui pût les mettre de suite en état de bien vivre ; le départ des Hébert avait changé cette disposition. Cependant le père Landry ne voulut pas que sa Marie fût déshéritée de cette promesse, et il prit sur lui seul de la remplir, et de préparer, de concert avec elle, une douce surprise à l’épouseur. Une occasion lui permit d’acheter une jolie ferme tout-à-fait de son choix, et comme il sentait que la petite avait besoin de distractions, il mit de suite la propriété sous sa direction, lui offrant d’ailleurs de lui prêter main forte pour tous les travaux un peu rudes. La jolie fermière prit pour locataire une pauvre veuve restée avec deux