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jacques et marie

Les bruits sinistres ne se firent pas longtemps attendre : il circula de terribles histoires et comme aucunes n’étaient apportées par une voie directe et qu’elles passaient à travers des esprits terrifiés, elles revêtaient partout mille couleurs plus sombres les unes que les autres. On racontait des combats sanglants, des proscriptions en masse, l’incendie de tous les établissements de Beau-Bassin, la fuite des habitants dans les bois, et leur massacre par les sauvages. De nouvelles troupes passèrent à Grand-Pré, allant toujours vers la Missaguash : autres conjectures lugubres. Enfin l’on apprit vaguement que tout l’isthme était occupé par des soldats, que Français et Anglais y avaient élevé des fortifications, et l’on prédit en même temps que la guerre allait commencer partout ; mais personne ne parla des anciens voisins.

Malheureusement, beaucoup de ces narrations étaient exactes ; on ne fut donc pas étonné de ne pas voir revenir Jacques.

Cependant, on ne désespéra pas tout-à-fait de son sort et de son retour, quoique nul ne vint pour les rassurer : ils firent la réflexion que les massacres devaient avoir été bien exagérés : pourquoi les sauvages auraient-ils tué des hommes avec lesquels ils avaient toujours été alliés ? De tous les indigènes, les Micmacs étaient ceux qui gardaient pour les Français l’attachement le plus inviolable et, dans ces derniers temps, leur acharnement contre les Anglais s’était manifesté plus que jamais. Jacques ne pouvait avoir péri par leurs mains, et s’il vivait, comme la cause première de son absence n’existait plus, il ne manquerait pas de faire tous ses efforts pour revenir ; et si quelqu’un pouvait déjouer l’habileté des patrouilles qui gardaient les frontières et triompher de grands obstacles, c’était bien lui.

On ne manquait pas de faire valoir ces dernières raisons près de Marie pour la rassurer, en lui cachant les trois-quarts des fables qui avaient été racontées sur les malheureux émigrés et la moitié, au moins, de ce qui semblait être vrai. Elle, de son côté, n’était pas disposée à croire à l’éternité de son malheur. Ce n’est pas à l’âge qu’elle avait qu’on laisse tomber à terre, au premier obstacle, ses plus douces espérances. Les grands revers n’avaient pas encore appris à son âme à douter de la réalisation de ses beaux désirs. Elle touchait à peine à ses quinze ans ; son imagination était vive et ingénue ; elle était habituée à voir tous ceux qui l’entouraient complaire à tous ses modestes souhaits ; elle croyait en un Dieu bon, et elle était bien persuadée qu’il suffisait de regarder le ciel avec confiance, en formant dans une âme pure un rêve de bonheur, pour qu’il se réalisât un jour ou un autre.