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souvenir d’un peuple dispersé

vol et au mensonge pour déposséder les autres. Un enclos ne nous parque pas comme un bétail sur une coudée de terre et ne nous retient pas devant la voix du devoir. Quand notre raison et notre honneur nous disent : « il faut partir, » nous partons ; quand le cri de guerre nous appelle, nous n’avons pas à réfléchir si l’ennemi brûlera nos palais, enlèvera nos trésors, ruinera nos jardins, déchirera nos beaux vêtements, s’emparera de nos champs ; nous volons au combat sans regarder en arrière. Oh ! non, mes bois sans limites, mes espaces sans entraves, je ne vous sacrifierai jamais.

Jacques écoutait, tout rêveur, ce discours où respirait tant de grandeur sauvage, et il en restait tout ému : il se demandait si, dans le cas où il ne retrouverait ni Marie ni son père, il ne s’enfuirait pas avec ce sage du désert pour mener avec lui cette vie de souverain nomade.

Pendant cette conversation, la forêt s’était refermée autour des voyageurs, mais la route restait cependant découverte et éclairée sur un côté, car elle contournait la grève de la petite rivière, calquant exactement toutes ses sinuosités. À cette époque, le soleil et les défrichements n’avaient pas tari ce gracieux affluent du Richelieu, et son lit trop rempli s’épanchait souvent sur les terres environnantes, formant sous l’ombrage des nappes argentées. Çà et là, on voyait descendre dans le miroir des eaux des lambeaux festonnés de la feuillée, ou d’énormes troncs d’arbres encore verts que les flots du printemps avaient en partie déraciné ». Ces colonne » de la forêt se croisaient à quelques endroits, par-dessus le cours de l’onde, formant des arcs de triomphe agrestes, sous lesquels fuyaient, peu soucieux de gloire, des alouettes et des mauves en gaieté ; des volées de canards s’élevaient à tout instant du milieu des prairies de joncs et s’en allaient s’abattre, en chuchotant, derrière un repli de la rivière, pour recommencer, à l’approche de Jacques et de Wagontaga, la même course et le même plongeon. Une multitude d’écureuils venaient aussi trottiner autour de la route, se pourchasser sur les arbres, se balancer sur les lianes au-dessus de l’eau, et grignoter sans scrupule, aux yeux des voyageurs affamés, un souper friand composé d’un bleuet, d’un gland ou d’une noisette, Le soleil était disparu depuis quelque temps, le baume des sapins et des liards remplissait l’air, avec les fraîches vapeurs du soir.

Jacques respirait avidement les senteurs vivifiantes de cette solitude ; il écoutait avec extase ces chants des oiseaux insouciants : au lendemain des combats et des horreurs d’une longue guerre, la vue de cette retraite ramenait la paix dans son âme.

— Si j’allais trouver ici ceux que j’aime !… s’écriait-il à tout ins-