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jacques et marie

« Sous prétexte de leur procurer un travail de leur choix, l’excellente famille Winslow les conduisit dans un petit village des environs où ils avaient une maison de campagne : je pus ainsi veiller sur eux et leur laisser ignorer ma présence dans la Nouvelle-Angleterre ; et ils acceptèrent plus volontiers les services que je leur fis rendre. D’un autre côté, je fis faire partout des recherches pour découvrir le père Landry. Elles furent infructueuses à New-York et dans le Maryland. Vers la fin de l’hiver, j’appris qu’un grand nombre d’Acadiens avaient abordé à Philadelphie. Malheureusement, je fus obligé de partir presqu’aussitôt pour l’Angleterre, et je ne revins en Amérique qu’en 1758, avec l’armée d’Amherst, pour prendre part au siège de Louisbourg ; et depuis, mon régiment est resté attaché à l’armée du St.-Laurent. Mais j’avais, dans le colonel Winslow et sa famille, des amis dévoués à mes intérêts.

« Un an après mon départ, j’ai reçu de mon ancien commandant la lettre inclue dans celle-ci. Je vous l’adresse, quoiqu’elle révèle ce que j’ai pu faire pour votre fiancée et ses parents ; je n’ai le temps ni de la traduire, ni même de vous en donner la substance. Elle témoignera de la sincérité de mon affection pour vos compatriotes et du désintéressement de mon cœur brisé ; et vous donnerez, j’espère, à mon souvenir une estime que vous avez dû refuser à ma vie… car j’ai un pressentiment… qui n’est peut-être que la nuance d’un désir non avoué… les trompettes qui sonnent l’alarme tout autour de moi me semblent l’appel d’une autre vie… j’espère qu’elle sera meilleure que celle-ci.

« Il me faut courir aux armes, peut-être pour me trouver encore poitrine contre poitrine avec vous… Ah ! soyez persuadé d’avance que je n’apporte à ce combat que de l’estime pour vous et pour votre nation.

« Je me rappelle que c’est une de mes lettres qui vous a fait le plus de mal à vous et à Marie : eh bien ! puisse celle que vous allez lire avoir des conséquences plus favorables à votre bonheur : c’est mon désir le plus ardent.

« George Gordon. »

Jacques, dans son premier transport, ouvrit la seconde lettre, oubliant qu’il ne pouvait pas en lire un mot. Il fut au désespoir en constatant qu’il n’y avait aucune personne de sa connaissance en état de lui en donner la traduction. Il fut donc forcé d’attendre un Œdipe inconnu, pour avoir la révélation de cette énigme précieuse qu’il tenait sous la main.