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souvenir d’un peuple dispersé

Ce fut au milieu de cette seconde attaque que Jacques entendit son nom prononcé plusieurs fois au milieu de la mêlée, par une voix qui lui parut étrangère ; elle semblait sortir du fond d’un trou où venaient de rouler, pèle-mêle, plusieurs corps d’Anglais et de Canadiens : mais il n’avait pu s’arrêter à cet appel.

Lévis était rayonnant en voyant tout ce qui se passait autour de lui, la victoire brillait déjà dans sa figure : profitant du mouvement des ennemis sur notre centre et de la faiblesse de leur gauche qu’ils avaient dégarnie pour soutenir l’attaque du milieu et leurs charges sur la ferme Dumont, il ordonne au colonel Poularier de fondre sur cette aile, de la briser, de prendre ensuite les Anglais en flanc, de les pousser du chemin St.-Jean sur celui de Sainte-Foy, et de là, dans les baissières de Ste.-Geneviève.

« Alors, se dit en lui-même notre général, leur retraite sur la ville sera coupée, et ils resteront sans munition, sans nourriture et presque sans armes, au milieu d’un pays ennemi désolé ; nous échangerons avec eux nos positions et nos greniers ; nous verrons s’ils s’en trouvent bien !… Alors, nous pourrons encore soutenir un siège, attendre nos secours s’il nous en vient, avec un bon traité de paix ; ou bien rendre la ville, quand cela me plaira… Oh ! ce n’est pas moi qui vous la donnerai, vilains Anglais, allez !… »

Le Royal Roussillon était déjà parti pour exécuter cette tâche, et c’est sans doute en le voyant aller que Lévis faisait ses beaux rêves de victorieux ; car ces valeureux soldats couraient presqu’aussi vite que sa pensée au-devant de ses désirs. Ayant abordé la gauche de Murray à la bayonnette et au pas de course, ils l’enfoncent sans se ralentir, la traversent de part en part, et ne s’arrêtent que sur la pente de ces fameuses buttes de Neveu qui avaient vu tomber Montcalm et choir notre drapeau l’armée précédente. Toute notre armée les aperçoit ; le coup est décisif ; les Anglais dispersés sur ce point sont rejetés sur leur centre, les uns en avant, les autres en arrière, et en paralysent l’action. Lévis, en voyant ce désordre, pousse aussitôt son autre aile sur la droite ennemie ; celle-ci se délabre, tourne le dos et se précipite à son tour vers la ville. La commotion de cette seconde défaite vient encore ébranler les masses centrales de l’armée de Murray ; elles se fracturent, se séparent, le lien de l’obéissance est partout rompu ; la voix du général reste étouffée dans le grand cri : sauve qui peut.

Lévis croit atteindre son but : il fait dire aux brigadiers de la Reine d’appuyer le bataillon du colonel Poularier, trop faible pour précipiter dans la plaine l’armée anglaise tout entière. Cet ordre est mal rendu, la brigade se porte sur un autre côté, et l’ennemi