Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
248
jacques et marie

peuple entier était à la ration, il n’avait presque plus de pain, on lui mesurait à l’once le poisson séché et la chair des chevaux qui avaient fait leur temps ou qu’on ne pouvait plus nourrir. Eh ! faut-il le dire ?… pendant ces calamités, une troupe de vampires s’était abattue sur nous et soutirait les forces de la patrie défaillante.

Profitant du trouble et des embarras où nous tenait une tâche si laborieuse, un agent infâme d’un gouvernement sans nerf et sans gloire, aidé de complices encore plus dénués de vergogne, détournait les fonds destinés à la défense et au soutien de la colonie, affamait encore la population pour lui faire payer plus cher les grains qu’il extorquait, d’une autre main, des cultivateurs, par sa fourberie et ses vexations ; des grains produits avec les sueurs des femmes, des vieillards et des invalides !… que les soldats avaient semés et recueillis entre deux campagnes, après avoir battu l’ennemi et couru sur cinq cents lieues de frontière !… Pendant que nous mourions de faim, la clique de Bigot, se hâtait d’acheter des châteaux en province et des hôtels à Paris, pour aller dépenser en débauches, quand la France serait vaincue, le prix de notre indigence, de notre faim, de notre désespoir, de notre défaite !

Est-il possible qu’il se soit trouvé, à côté de tant de dévouement et de valeur, des Français si lâches et si dégradés !

Ces extorsions, on ne les ignorait pas ; on connaissait aussi l’indifférence de la Cour, l’ineptie du ministère, les dédains de la métropole, on en murmurait quelquefois ; cependant, aucune pensée de désespoir, aucune faiblesse ne se manifestait au milieu de ces enfants abandonnés de la France ; ils remettaient le châtiment des mauvais serviteurs au temps de la paix, et pour le moment, ils ne connaissaient qu’un devoir, celui de combattre.

Aussitôt que la neige laissait la terre découverte, que les eaux reprenaient leurs cours, ils couraient aux avant-postes ; la nature ranimée semblait leur rendre une vie nouvelle, leur donner d’autres bras ; on aurait dit, aux coups qu’ils préparaient, qu’ils avaient grandi ; à plus de mille lieues de la France, n’avant pas dans leur gamelle leur repas du lendemain, et comptant dans leur giberne moins de cartouches qu’ils n’avaient d’adversaires ; ne voyant derrière eux que la solitude et la ruine, et devant eux que des ennemis toujours croissant, ces hommes se levaient toujours sans crainte et sans murmure pour voler au combat, allant chercher les Anglais du Cap-Breton au lac Supérieur, du St.-Laurent aux limites de la Pensylvanie, et souvent, n’attendant pas le printemps pour tenter de pareilles expéditions. Victorieux, ils ne revenaient pas pour recevoir des couronnes — qui donc, parmi les distributeurs de lauriers, s’amusait à regarder