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souvenir d’un peuple dispersé

— Vous êtes libre, dit Jacques ! Un Français ne sait pas infliger une mort ignominieuse à un ennemi respectable.

— Merci, monsieur… après ce que nous vous avons fait, me traiter ainsi, c’est de l’héroïsme.

— Si ces gens, répondit Jacques en portant sa main du côté du presbytère, n’avaient pas insulté aux malheurs qu’ils venaient de faire, je ne les aurais pas grillés comme des bêtes féroces.

— Et que vous dois-je maintenant, Jacques Landry ?

— Rien, lieutenant ; je ne vous demande que deux heures de silence.

— Vous les aurez, avec toute une vie de reconnaissance et d’admiration.

En même temps le lieutenant se précipita vers son rival pour presser sa main avec effusion, mais Jacques se hâta de s’éloigner.

Il fit bien ; car un instant après, l’ancien bourg de Grand-Pré et ses environs furent battus en tous sens par la garnison tout entière.


XXIX

Le lendemain, vers midi, George était seul avec Winslow, dans un appartement du gouverneur Lawrence, à Halifax. Il lui faisait un récit sincère de ce qui s’était passé la nuit précédente au presbytère de Grand-Pré. Quand il eut fini, le colonel, qui l’avait écouté avec intérêt, lui dit :

— Mon ami, vous avez donné cours à des sentiments généreux que j’apprécie et que je partage… Nous avons accompli une tâche dont je rougirai toute ma vie, pour mon pays. Mais les lois militaires ont cette inexorable rigueur que, lorsqu’on y est soumis par ses engagements, il faut les subir jusqu’à la cruauté. Notre crime pèse plus sur nos supérieurs ; nous n’avons été que leurs instruments. J’aurais voulu mettre plus d’humanité dans l’exécution des ordres qui m’ont été donnés ; mais Butler, Murray et leurs subalternes m’ont dépassé partout, et le temps de mieux faire m’a été refusé… Je ne vous punirai pas… Vos chefs, qui pourraient exiger votre châtiment, étaient eux-mêmes dans le cas de mériter les arrêts ; d’ailleurs, ils ne peuvent se souvenir de ce qui s’est passé dans cette soirée, mais je vous donnerai un conseil : ne persistez pas à vouloir vous retirer du service sous ces circonstances ; je serais obligé de vous contraindre à y rester par la violence, ou à vous punir comme déserteur ; vous seriez dégradé pour toute votre vie… Je sais qu’il vous est odieux de rester attaché à votre régi-