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souvenir d’un peuple dispersé

ricanements féroces ; il était devenu l’amusement de ces brutes qu’il avait toujours méprisées, il était le dernier jouet réservé à cette gaieté délirante de l’orgie… Il bondit un instant sur le plancher comme un disque d’acier sur une table de marbre ; on aurait dit que la foudre l’électrisait ; puis, culbutant ses voisins qui allèrent rouler avec leurs sièges, il vint se fixer comme un dard, à deux pas de Murray, frissonnant, écumant, brandissant son épée sur la tête du commandant. Mais cédant tout à coup à un sentiment étrange, il abaissa sa main et recula avec mépris :

— Non ! dit-il, je la souillerais !…

Et s’adressant directement au commandant, il ajouta :

— Représentant d’une autorité qui nous déshonore ; digne chef de ces vauriens qui m’insultent devant toi, je te jette, à toi, le mépris que je voue à tous !… J’allais te passer cette épée à travers le corps, mais j’ai pensé que je l’avais reçue pour la tremper dans un sang plus noble que le tien, et aussi pour combattre d’autres ennemis que des femmes, des vieillards et des enfants. Je te la rends !… j’ai trop rougi de la porter dans une pareille société, pour faire le métier de bourreau, et je ne veux pas encore la salir en te frappant !… Pour te châtier dignement, pour imprimer à ton front le sentiment de ta bassesse, il me faudrait avoir la main d’un galérien ! — Tiens !…

Et en même temps, George arracha ses épaulettes, défit son harnais et lança le tout, à la fois, en pleine poitrine de Murray. L’épée, la sangle, le fourreau, en fauchant l’espace, prirent en écharpe tout ce qu’il y avait sur la table, bouteilles, carafes, verres et bougies, et les éparpillèrent comme une mitraille dans la figure de tout le monde. Les vins inondèrent les buveurs ; un flacon d’eau-de-vie, encore intact, vint crever sa panse sur la face somnolente de Butler ; la liqueur fine ruissela sur l’ignoble capitaine de la tête aux pieds ; ses habits en burent comme il en avait bu lui-même. En sentant l’ablution mouiller ses lèvres, il entrouvrit sa bouche pour recevoir ce nectar complaisant qu’il croyait venir du ciel, et sa longue moustache toute trempée descendit dedans comme des algues limoneuses dans un bourbier fétide.

Dans ce moment, Jacques tira P’tit-Toine en arrière, et lui dit en retournant à la grange :

— En voilà un qui nous devance… il a véritablement plus d’honneur et de courage que je ne croyais… Maintenant, à nous la partie !…

Et il rejoignit ses compagnons qui l’attendaient avec impatience.

— Allons, murmura-t-il, le moment est favorable, ils sont à la