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jacques et marie

champ du combat, au moment d’une charge générale ! Commandant, nous vous soutiendrons jusqu’à notre dernier soupir !… ou nous tomberons tous sous vous.

— C’est bien ! je reconnais là mes braves compagnons d’armes, le sang anglo-saxon : c’est ainsi que nous aimons à succomber !

— Et si vous ne pouvez pas boire votre verre, eh bien ! nous le boirons !

— Non, je ne permettrai pas qu’on me ravisse cette gloire ; je veux le boire, et je le boirai ! — Allons, à moi, mes braves !

Deux sous-officiers, des plus dispos, saisirent alors le capitaine sous les bras, et, après l’avoir élevé à sa hauteur, le soutinrent debout.

— Messieurs, dit alors le commandant de Passequid, sur un ton connu des orateurs populaires, je n’ai pas l’habitude de faire des discours ; mais j’ai du cœur, je laisserai parler mon cœur.

— C’est vrai ; écoutez, écoutez ! crièrent les convives.

— Messieurs, nous avions oublié le but principal de cette réunion ; nous nous sommes laissé emporter par notre admiration pour les gloires de notre patrie et les grandes choses qui ont été accomplies dans cet empire sur lequel le soleil ne se couche pas !…

— Et sur lequel nous allons tous nous coucher glorieusement ! cria quelqu’un qui glissait sous la table.

— Ecoutez ! écoutez ! N’interrompez pas l’éloquent orateur ! vociférèrent plusieurs voix.

— Nous avons oublié, continua Murray, de boire à la grande œuvre que nous chômons ce soir !

— Bravo ! bravo ! vive notre commandant ! C’est à vous qu’en revient tout l’honneur !

— Il faut boire à ce grand succès obtenu sur la France ; cette terre est enfin toute à nous ; nous l’avons purgée de cette race enragée de Gaulois !

— De mangeurs de grenouilles ! — fit un gros joufflu, en sortant une bouche pleine d’écume d’un gobelet où il tempérait, dans la liqueur assoupissante des bords de la Tamise, la vivacité intellectuelle que produisait en lui les vins du continent.

— Cette terre, poursuivit Murray, n’entendra plus articuler un seul mot français, ne sentira plus l’haleine empoisonnée d’une seule poitrine ennemie. Ils étaient jadis quinze mille, ici ; demain, on ne pourra plus en trouver un seul ; et si ces bois perfides en recelaient encore quelques-uns dans leur sein, ils les verraient pourrir avec les feuilles de l’automne.

— Très-beau ! très-beau !