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souvenir d’un peuple dispersé

gnèrent le départ du lieutenant, quand les soldats arrachèrent la jeune fille de la poitrine du condamné, les libérateurs avaient pu s’approcher impunément derrière le bocage, et se glisser ensuite jusque sur les talons des Anglais. Au moment opportun, ils culbutèrent les portes-flambeaux, puis les exécuteurs, et leur arrachèrent des mains leur victime, avant même qu’ils pussent voir contre qui se défendre. Se trouvant jetés soudainement dans une obscurité complète, et plusieurs des soldats dans leur trouble ayant déchargé leurs fusils, aucun d’eux ne put se rendre compte ni du nombre de leurs assaillants ni du point de l’attaque : la plupart crurent cependant qu’elle leur venait du côté du village, et sans s’arrêter à penser que cette supposition n’avait pas de sens, ils s’échappèrent vers le presbytère par les champs et la grève.

Les détonations firent croire au loin qu’on venait de faire la décharge fatale : la mère Trahan et ses enfants, tout occupés de leur maîtresse qu’on leur apportait à moitié morte, ne firent attention à rien autre chose ; George, en revenant sur ses pas, crut que ses soldats étaient allés jeter le cadavre à la rivière, selon que le voulait la sentence ; et Marie trouvant, le matin, du sang près du banc rouge, et sur le sentier qui menait à la Gaspéreau, l’avait recueilli, pensant que c’était celui de son fiancé… C’était plus probablement celui de quelque soldat qui l’avait répandu sur son passage. Les autorités, les soldats et George, plus tard, furent donc les seuls qui surent ce qui s’était passé à la ferme de la veuve, et comme aucun n’avait intérêt à le faire connaître à la population, Jacques resta bien mort pour tout le monde.

C’est ainsi qu’une puissance surnaturelle et cachée se joue souvent de tout le monde, et voile des mystères profonds et quelquefois étranges sous des réalités cruelles. Marie s’en allant en exil, emportant sur son cœur le sang de quelque monstre imbibé religieusement dans un suaire blanc, est une illusion pénible à constater. Cependant, cette illusion fut douce pour elle ; elle la consola : ce suaire reçut ses larmes d’amour ; il fut un culte pour cette adoration terrestre dont le cœur ne peut supporter la privation absolue sans se briser ; il la fit vivre. La mamelle qui s’est peu à peu gonflée pour nourrir un enfant qui meurt doit s’épancher graduellement par une économie bienfaisante de la nature : ainsi le cœur…