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souvenir d’un peuple dispersé

un lien caché mais insensible l’eût attaché au corps de celle-ci, marchant et s’arrêtant comme elle, l’imitant dans tous ses mouvements. Dans sa démarche machinale, elle attachait un regard glacé sur toutes les scènes qui venaient frapper ses sens. Depuis le soir du jour précédent, elle n’avait pas trouvé le temps, ou la pensée ne lui était pas venue de se dépouiller de sa toilette de mariée. Sa couronne blanche, tombée sur le champ de l’exécution, manquait seule à sa parure. On voyait de temps en temps, quand le vent soulevait les plis de son châle noir qui l’enveloppait encore de la tête aux pieds, apparaître ses habits de fête. C’était un spectacle étrange, au milieu du bouleversement et du deuil général, que de voir cette belle jeune fille errant, avec l’oubli de la vie et le calme de la mort, parée comme une vierge arrachée du temple. La vue du navire qui devait l’emporter, et de toutes ces figures étrangères qui se pressèrent autour d’elle au moment où elle monta à son bord, ne la fit pas même sortir de sa torpeur : quand elle fut descendue dans l’étroit espace qu’elle devait occuper, elle entoura de ses deux bras le sein de sa mère, et en s’asseyant à côté d’elle, sur le plancher, elle lui dit avec un accent plus ému :

— Il fait noir ici comme dans un tombeau !…

Cependant, l’obscurité n’était pas complète ; il descendait encore sous les ponts, par les écoutilles, une lueur vague ; les proscrits en profitèrent pour se reconnaître, pour se chercher entre amis, entre parents, pour se compter… C’était l’heure de l’appel du sang… Oh ! que cette heure fut triste !… Que de fois le silence accueillit ces voix qui nommaient les noms chers du foyer !… Chez les femmes, ce moment fut plus poignant, car elles étaient plus divisées, se trouvant mêlées aux populations de Chignectou et des environs de Beau-Bassin, avec lesquelles les habitants de Grand-Pré n’avaient eu que fort peu de relations. Quelques-uns essayèrent d’aller regarder par dessus le bord pour apercevoir sur les autres navires ceux qui leur manquaient ; mais un ordre sévère défendait à toute autre personne que celles de l’équipage de se montrer sur les ponts supérieurs.

Pendant ce temps-là, les troupes recueillirent sur les chemins une partie des bagages que les femmes avaient préparés et qu’elles n’avaient pu prendre avec elles, et ils en distribuèrent une part à peu près égale sur chaque embarcation. Chacun dût se contenter de ce qui lui tombait sous la main, et beaucoup se trouvèrent déshérités de ces faibles restes de leur fortune ; car les soldats s’étaient à peu près bornés à prendre les effets de lit.

On avait disposé des liens de famille de ces pauvres gens, de leurs affections, on pouvait bien distribuer à loisir, au premier venu, leurs