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souvenir d’un peuple dispersé

Durant toute la nuit, une partie des troupes s’était tenue sur pied, battant les chemins autour du village, furetant les bois voisins. À six heures, toutes les trompettes sonnèrent, les tambours firent entendre un roulement sinistre dans toutes les directions ; le canon de la caserne appela celui des vaisseaux, et leurs grandes voix annoncèrent sur terre et sur mer le jour d’adieu ; la garnison toute entière sortit de ses gîtes et envahit bientôt toutes les rues, passant par pelotons, au pas pressé, avec ce bruit d’armes heurtées et tout cet appareil de guerre qui glace d’effroi les natures pacifiques. L’autorité préparait au drame qu’elle allait jouer une mise en scène et un décor menaçants. C’était d’ailleurs le même jour triste de la veille, le même ciel monotone, la même atmosphère accablante ; seulement, une brise du nord-ouest chargée de brume commençait à souffler : un orage s’avançait dans le lointain.

Jusqu’à midi les femmes et les enfants s’occupèrent à placer le long du chemin qui conduisait à la grève les choses qu’elles voulaient emporter, croyant pouvoir en livrer une partie aux hommes quand ils passeraient. Elles faisaient ce travail en pleurant, mais avec activité ; le besoin d’y appliquer tout leur esprit bannissait d’elles les grands accès de la douleur.

On dit que, dans le secret, beaucoup de ces mères attentives cachèrent sous terre, dans les lieux qu’elles croyaient sûrs, des sommes d’argent et leurs objets les plus précieux, par la crainte qu’on ne les leur enlevât plus tard. Elles espéraient que quelqu’un de leur famille pourrait venir un jour redemander à la terre de la patrie la restitution de ces trésors confiés à ses soins. Elles ne voulaient pas encore croire à leur proscription perpétuelle, elles ne pouvaient pas s’imaginer qu’on les punirait jusque dans leurs postérités ; ignorant les limites de notre continent, elles croyaient, dans leur amour naïf de la patrie, qu’on ne pourrait jamais les jeter sur des rivages assez éloignés pour que leur retour fût une éternelle impossibilité. Elles croyaient que la haine de leurs persécuteurs aurait une limite et qu’ils s’attendriraient sur le berceau de leurs enfants… Il fallait bien aimer pour se faire de pareilles illusions !…

Vers midi, donc, la pénible corvée des femmes était terminée ; quelques-unes seulement circulaient encore, prises de cette excitation involontaire que l’attente des grands événement communique aux personnes sensibles ; presque toutes les autres se tenaient assises sur les paquets qu’elles avaient transportés, groupées dans ces poses brisées et immobiles qui peignent plus que les paroles le deuil et la douleur du peuple. Les plus jeunes enfants jouaient çà