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jacques et marie

— Rien que pour voir les autres ? dit Pierriche.

— Non, mon enfant : la permission de rodevenir prisonnier, vas !

L’enfant de la veuve Trahan crut entendre une parole de l’Apocalypse, et assister à la vision des quatre cavaliers ; il ne songeait pas à bouger.

— Allons, dit Marie, pars, petit Pierre, il nous faut une permission signée.

Force fut au garçon d’obéir.

11 fut plus longtemps absent qu’il ne fallait pour une telle affaire, ce qui laissa Marie dans une grande perplexité.

En l’attendant, le père et la fille ne purent s’empêcher, au milieu de leur préoccupation, de jeter un coup d’œil autour de cette pièce qui leur rappelait la présence et les vertus d’un saint prêtre. Peu de choses avaient été changées dans cette maison à part les habitants, les coutumes et les conversations. On avait tout simplement mis le curé dehors et l’on s’était établi dans ses meubles. Comme ces soldats ne voulaient faire là qu’un séjour passager, ils n’avaient pas jugé nécessaire de remplacer l’humble défroque du saint apôtre par un luxe de ménage qui, d’ailleurs, aurait juré avec l’habitation ; ils se contentaient d’y bien vivre. Le rustique mobilier, fait en partie par la main du vieux prêtre, était encore distribué autour du salon qui servait aussi, jadis, de réfectoire, lorsqu’il y avait des voyageurs à Grand-Pré où quand le curé réunissait à sa table les pères de familles, ce qui arrivait régulièrement à Pâques et à la saint Laurent, patron de la paroisse. Mais les nouveaux occupants n’avaient pas pris grand soin de cette propriété mal acquise ; on n’y retrouvait plus la trace de la main attentive de la ménagère ; les chaises, les tables s’en allaient en délabre, annonçant une ruine prochaine. Les vieilles enluminures, représentations naïves des saints protecteurs de la maison, étaient encore suspendues à leurs clous, mais à demi voilées sous une double couche de fumée et de poussière ; cela n’empêchait pas cependant de découvrir les traits qu’une main plus moderne avait ajoutés à l’œuvre du premier maître. Des soldats en humeur de profanation, peut-être George lui-même, dans sa première effervescence artistique, s’étaient amusés à parer toutes ces figures vénérables du temps passé de costumes Louis XV, et même d’allures dégourdies ; plusieurs avaient reçu quelques parties additionnelles à leurs principaux traits. C’est surtout à l’endroit du nez que ces restaurateurs impertinents s’étaient montrés inexorables : ce fonctionnaire si varié de la face humaine se prête avec une bonhomie