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jacques et marie

Et en exprimant son désir, la jeune fille enlaçait si bien le bras du brave homme, que celui-ci ne voulut pas faire d’efforts pour s’en détacher.

Marie était une de ces organisations élevées et puissantes qui, lorsqu’elles voient dans un événement de leur vie l’abaissement de leurs sentiments, la dépréciation de leur caractère devant leur propre conscience, la destruction de l’idéal de leur bonheur, la contrainte des élans enthousiastes de leur âme, la perte de cette douce liberté d’aimer et de parler d’après l’impulsion de leur cœur et de leurs pensées, sentent plus de souffrances que si elles étaient soumises aux tortures toutes physiques du martyre. C’est pour elles l’anéantissement de leur personnalité intellectuelle ; elles ont perdu l’essor divin, elles se traînent, elles languissent, elles disparaissent dans la masse du vulgaire. Comme un fleuve qui s’était creusé un lit superbe sur le roc, dans des plaines solides et plantureuses, qu’on vient tout à coup détourner de son cours pour le jeter dans des savanes sans pentes et sans rivages, où il ne forme plus que des mares stagnantes et fétides, où ses flots n’ont plus d’harmonie ni de fécondité, ainsi Marie, tant que les insinuations et les plaintes de sa mère, jointes à la pitié que lui inspirait le triste sort de ses parents dans leur âge avancé, l’avaient laissée sous l’impression qu’elle devait accepter la main de George, que c’était le devoir commandé par les circonstances, elle était restée dans cet état de dépression morale, d’indécision, de nullité relative qui réagissent si violemment sur les forces physiques. Mais maintenant « elle respirait, » comme elle l’avait dit à son père ; sa vie avait repris son coure naturel dans les voies nobles que le Créateur lui avait tracées, et elle s’y élançait avec d’autant plus d’énergie qu’elle avait senti plus longtemps l’entrave mortelle : le fleuve avait retrouvé ses rives spacieuses. Le sort de Jacques, le coup qu’il lui avait porté ulcérait bien encore son cœur, mais cette douleur, elle la recevait dans une âme qui conservait toute sa valeur ; et l’on sait quelle force de résistance une femme oppose à la souffrance. Elle savait d’ailleurs, à présent, que Jacques ne l’avait repoussée que sur les apparences de sa culpabilité, et elle était sûre que Dieu ne permettrait pas qu’il mourût avec la certitude qu’il avait été lâchement oublié. C’était peut-être pour hâter cette faveur de Dieu, pour offrir une occasion à la miséricorde divine, qu’elle tenait tant à accompagner son père…

Ils se dirigèrent donc ensemble du côté de la prison. Quand ils y arrivèrent, George venait de faire relever les corps de garde et il s’éloignait lentement du côté du presbytère. Il vit bien d’un