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jacques et marie

qu’il ne s’agit ici ni de cartes, ni de pipe, ni de course au clocher, mais bien d’une fille d’Éve. Il y en avait beaucoup à Grand-Pré, et elles n’attendaient pas d’avoir vingt ans pour charger leurs frères d’aller dire à leurs amis qu’elles étaient bonnes à marier ; et quand elles étaient jolies et douces comme Marie, elles pouvaient facilement se dispenser de confier aux frères cette mission délicate, qu’ils remplissaient d’ailleurs toujours assez mal. Dans ces heureux temps, les épouseurs se présentaient presqu’aussitôt après la démolition de la dernière poupée. Ainsi, Marie avait à peine treize ans au départ de Jacques, et les fiançailles étaient déjà une affaire convenue entre eux et leurs familles.

Raconter minutieusement les origines et les phases de cette liaison serait chose futile ; qu’il me suffise de dire que ces origines ne remontaient pas à la nuit des temps, et que les phases les plus saillantes n’étaient pas extraordinaires. Un petit tableau de l’état des coutumes des colonies acadiennes fera deviner en partie au lecteur ces simples et suaves mystères dont chacun a plus ou moins dans son cœur la secrète intuition.

L’isolement où se trouvaient ces colonies ; le nombre encore peu considérable des habitants ; leur vie sédentaire, surtout à Grand-Pré ; leur industrie, leur économie, la surabondance des produits agricoles, le grand nombre des enfants, la pureté et la simplicité des mœurs, tout cela rendait les rapports sociaux faciles et agréables, et préparait des mariages précoces. Tout le monde se voyait, se visitait, s’aimait de ce sentiment que donnent l’honnêteté et la charité réciproque. Les enfants trouvaient facile de se lier entre eux dans cette atmosphère de bienveillance où vivaient leurs pères : toujours mélés ensemble autour de l’église, de la chaumière, des banquets de familles, ils rencontraient bientôt l’objet sympathique et l’occasion de marcher sur les traces de leurs généreux parents. Les entraves ne surgissaient pas plus après qu’avant ces liaisons. Il n’y avait pas d’inégalité de conditions ; à part le curé et le notaire, tous les autres avaient la méme aisance, à peu près la même éducation et la même noblesse : toutes choses qu’ils acquéraient facilement avec leur intelligence, leurs cœurs honnêtes et les lumières de la foi.

Or, le curé ne pouvant pas se marier, personne n’avait donc à se disputer sa main ; lui, de son côté, tenait beaucoup à faire des mariages. Quant au notaire, comme il était ordinairement seul dans le canton, on ne pouvait toujours le ravir qu’une fois, ou deux tout au plus, dans le cas d’un veuvage, ce qui le rendait déjà moins ravissant.

Cet énorme parti, ce suprême personnage une fois fixé, les grandes