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souvenir d’un peuple dispersé

et mise dans son sein, sans savoir ce qu’elle faisait, elle l’avait retrouvée le matin même, sur le plancher de sa chambre.

— Je ne l’aurais pas lue, poursuivit-elle, si j’avais vu de suite qu’elle était adressée à monsieur votre frère, ou si j’eusse compris plus tôt le pseudonyme…

George se sentit foudroyé de honte en voyant revenir ce ridicule témoignage de sa légèreté et de ses extravagances passées, dans de semblables circonstances, et par de pareilles mains : il chancela, il aurait voulu disparaître sous terre. La jeune fille le regarda durant quelques instants, en silence, jouissant peut-être, dans le secret, du cruel châtiment que venait d’infliger à son auteur cette œuvre impertinente. Mais la situation était trop pénible pour le lieutenant, et Marie avait trop bon cœur pour en profiter quand elle le voyait déjà tant puni.

— Monsieur, dit-elle, cette lettre ne peut détruire l’estime que vous méritez ; elle confirme le mien ; elle est pour moi un témoignage de la sincérité de vos aveux d’hier… En la relisant, vous penserez au tort que peuvent faire quelques mots tracés dans un moment d’oubli. Vous voudrez bien croire, de plus, que si je ne consens pas à devenir l’objet d’une onzième flamme, ce n’est pas tant que je croie à la frivolité et à la fausseté de votre onzième, que parce que je ne puis pas arracher de mon cœur l’impression des premières qui l’ont brûlé ; et vous me pardonnerez, je l’espère, le mal que je puis vous avoir fait aujourd’hui… Ah ! ne nous en voulez pas, monsieur George ; il vaut mieux que les choses soient ainsi ; nous serions restés ici, avec des cœurs comprimés, des sentiments pénibles, et sans doute, avec des devoirs odieux, malgré vos bontés. Eh bien ! nous emporterons dans l’exil des souvenirs pleins de notre reconnaissance pour vous ; en pensant à vous, nous haïrons moins la nation qui nous a frappés… J’espère que vous ne nous refuserez pas un adieu amical.

Marie tendit sa main au lieutenant, qui la prit en silence, et elle ajouta :

— Maintenant, monsieur, puis-je encore vous demander une grâce… une grâce qui est une réparation ?

— Quelle grâce puis-je vous accorder, mademoiselle, qui soit une réparation ? dit George avec surprise.

— Que vous fassiez dire à Jacques, avant qu’il meure, que je lui ai conservé ma parole, que je n’ai jamais aimé que lui…

À ces mots, George sentit son orgueil jaloux se réveiller violemment et faire irruption au milieu des sentiments les plus généreux de son âme. Sa tête se releva et perdit tout à coup cette expression