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nouveau de ses questions ; puis elle voulut se faire raconter minutieusement le voyage des deux frères et tout le récit de Jacques ; insistant pour connaître jusqu’aux moindres nuances de cette narration, les réflexions isolées de son fiancé, jusqu’aux altérations de sa figure. On conçoit que cette conversation dut les retenir longtemps. Marie y mit un intérêt fiévreux ; elle revint souvent sur certains détails, surtout sur celui de la lettre, qui l’intriguait plus que tout autre. De son côté elle informa Ptit-Toine de tout ce qui s’était passé à Grand-Pré depuis son départ.

Les premières teintes de l’aube étaient prêtes d’apparaître, que ce dialogue se poursuivait avec la même activité. Mais le temps était venu de l’interrompre ; Ptit-Toine ne pouvait rester davantage dans la maison paternelle, sans courir le danger d’être arrêté… Il ne tenait pas à s’éloigner ; pour une bonne nuit passée sous son toit, il aurait bien volontiers sacrifié sa liberté du lendemain ; une liberté sans ses parents ne lui souriait guère. Mais Marie insista sur la nécessité de son départ, lui disant qu’il fallait aller à la recherche d’André lui porter quelques provisions et le prévenir des dangers qui l’attendaient à son retour. Le jeune homme comprit son devoir et se disposa à repartir. Sa sœur alla quérir un sac, le remplit de nourriture et le lui mit sur les épaules ; après quoi, elle lui donna la main pour le congédier de force ; car le pauvre enfant sentait son cœur défaillir en s’acheminant vers la porte de la maison… Quand il passa devant la chambre des vieillards, ses pas s’arrêtèrent malgré les efforts de celle qui l’entraînait, et il murmurait à l’oreille de Marie :

— Partir sans les embrasser !…

— Non, vite, vite ! sauve-toi ! il est tard !… Et puis, laisse-les reposer encore une fois, là ; ils n’ont pas fermé l’œil depuis deux jours, et c’est sans doute la dernière nuit qu’ils dormiront ensemble sous ce toit ; peut-être font-ils un dernier songe d’espérance !…

— Et moi, reprit Toinon résistant toujours, je ne les reverrai peut-être jamais !…Marie, laisse-moi les regarder encore une fois… tiens, j’irai si doucement… je me contiendrai.

— Tu les embrasseras, malheureux !

— Non, Marie, je ne les embrasserai pas, je te le jure ; je n’embrasserai que toi, bonne petite sœur, que toi seule !…

En articulant ces mots, il entraîna Marie vers la porte de ses parents, l’ouvrit comme eut fait un voleur, et, s’approchant du lit où dormait son père et sa mère, il s’arrêta quelque temps à les contempler. La sérénité d’un ciel pur régnait au front de sa mère, mais deux sillons orageux séparaient les sourcils de son père ; il