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souvenir d’un peuple dispersé

avaient révolté tous ses sentiments, dérouté ses meilleurs instincts ; la nuit du cimetière était passée comme une tempête capricieuse dans son âme ; si les dernières paroles de Marie y avaient fait luire un jet de douce lumière, l’apparition soudaine de l’ancien amant, du rival outragé, avait terriblement assombri le brouillard ; il ne savait plus quelle résolution prendre, où de jeter son épée aux gémonies de ce peuple victime et de s’enfuir, ou de garder encore quelqu’espoir…

— Jacques est revenu ! Jacques est revenu ! se répétait-il souvent. Et cette figure du fiancé furieux, meurtrier de son frère, se levait toujours comme un spectre entre lui et l’image suppliante de Marie ; il en était obsédé ; il la retrouvait au bout de toutes ses pensées, partout où il portait sa vue. Mais son corps était aussi tellement harassé par la fatigue, qu’il fut pris d’une prostration générale, sorte de somnolence morale et, physique où les forces de la vie semblent retrouver l’énergie dans ses affaissements. Quand le lieutenant en sortit, il songea avec plus de suite à sa situation, et il ne la trouva pas encore tout à fait désespérée.

— Ce Jacques, en effet, est bien de retour, ponsa-t il, mais le brutal ne s’est pas présenté avec des manières bien tendres ; des injures, des outrages, presque des coups, et puis cette figure de loup-garou, cela ne présage pas un bon mari. Il faut un fanatisme bien outré, une jalousie bien sauvage pour traiter ainsi sa fiancée, sans autre motif que celui de la trouver avec un autre homme, dans un temps où toute femme a besoin de secours et de pitié. Il a non-seulement brisé tout pacte avec elle, mais il a éternellement aliéné ce noble cœur, cette conscience honnête, et il ne lui reste désormais aucune chance de rapprochement, aucuns moyens d’explications. J’ai la vie de ce brigand entre mes mains : il a porté les armes contre nous, il a tué mon pauvre Charles, il n’échappera pas, sa sentence est portée ; et si Marie pouvait conserver pour cet énergumène quelque reste d’affection passée… (les femmes sont si bizarres, quelquefois ; elles pardonnent tant d’injustice à ceux qu’elles ont une fois aimé de toute la puissance de leur être !) il faudra bien qu’elle préfère sauver sa famille plutôt que de garder pour un homme infailliblement perdu, pour un mort, une parole inutile, qu’il a d’ailleurs rejetée avec mépris. Ma conduite a été plus généreuse envers elle. Voyons, étudions les circonstances, et profitons de toutes les voies que la fortune laisse ouvertes devant mon bonheur. En même temps George s’enfonça dans le fauteuil du vieux curé, voila à demi ses yeux sous leurs paupières pour mieux méditer.