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jacques et marie

George ; puis, se tournant du côté de celui-ci, qui était resté pétrifié de surprise devant cette scène inattendue :

— Et vous ! monsieur George, lui cria-t-il d’une voix tonnante, séducteur de filles, bourreau de vieillards et de femmes, apprenez que c’est moi qui ai tué votre frère, et qui vais vous étrangler aussi.

En même temps, il bondit vers l’officier, les mains crispées, et il le saisit à la gorge. Mais dans ce moment, les soldats, que son évasion avaient un instant déconcertés, et qui avaient dû veiller d’abord sur le gros des prisonniers restés sans entraves, arrivèrent sur lui, l’assaillirent de coups et le terrassèrent de nouveau. Il avait, d’ailleurs, épuisé la mesure de son énergie. Il fallut presque le traîner au corps de garde.

— Mais d’où sort-il donc, ce forcené-là ? dit le chef de l’escorte en le voyant revenir ; pour cette fois, il faut l’empêcher de prendre de nouveaux ébats ; allez chercher des chaînes !

Quelque temps après, Jacques fut chargé de fers ; on lui en mit aux mains, aux pieds, au cou, et c’est dans cette toilette de galérien qu’il parcourut tout l’espace qu’il y avait à franchir pour se rendre au presbytère. Quelle route fut pour lui ce chemin joyeux et fleuri d’autrefois !… En passant devant chaque maisonnette, il nommait les habitants, les compagnons de son enfance, de ses plaisirs ; il pensait à une fête, à une rencontre, à un incident heureux, à un mariage… c’était un chapelet de plaisirs qu’il répétait sur un sentier d’ignominie.

À peine fut-il rendu à la demeure de son ancien curé, qu’on le jeta dans un caveau creusé sous la cuisine, et qui n’avait qu’une seule entrée pratiquée dans le plancher supérieur et fermée par une trappe, comme la prison où Jugurtha mourut de faim, à Rome. En y tombant, Jacques disparut dans les ténèbres, la grande porte de chêne s’abattit sur sa tête, deux soldats firent un pas dessus, comme pour la sceller de mépris sous leurs pieds, et ils s’y établirent en faction.


IX

Après la rencontre de la ferme des Landry, George rentra chez lui ; il était libre pour le reste de la journée, il sentait le besoin de s’appartenir à lui seul durant quelques heures ; la solitude lui était nécessaire pour se recueillir et mettre un peu de calme dans ses sens et ses pensées. Il n’était pas né pour vivre au milieu des larmes et pour torturer des cœurs humains. Les scènes de la veille