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souvenir d’un peuple dispersé

intimes et des petits-enfants, et il sortit le premier, tenant son vieil ami par le bras. La conversation avait été peu animée dans la maison, les voix étaient altérées, les phrases entrecoupées ; elle cessa tout-à-fait sur le seuil de la porte.

À la suite du chef se rangèrent les fils et les brus, la mère, les filles et les nombreux représentants d’une troisième génération. Tous portaient quelques fardeaux, objets d’utilité journalière. Cette procession se dirigea ainsi silencieuse au milieu des ténèbres, vers l’embouchure de la Gaspéreau, où l’attendaient les embarcations nécessaires au voyage.

Peu de personnes accompagnaient les pauvres émigrants ; ils s’en allaient comme ces cercueils ignorés qu’accompagnent les seuls parents en pleurs. On avait craint d’éveiller l’attention de l’autorité, qui commençait à tenir l’oreille ouverte, même à Grand-Pré. Arrivés sur la grève, il se fit un peu plus de bruit ; l’installation de tout ce monde et de tout le menu ménage, au milieu des ténèbres et de l’aveuglement que donnent les larmes, entraîna quelque désordre ; on s’appelait à demi voix, on préparait la manœuvre, on dégageait les amarres. Mais bientôt le bruit cessa peu à peu, on entendit encore quelques voix qui se disaient adieu sur divers tons de la gamme des douleurs ; on entendit aussi des cris d’enfants troublés dans leur sommeil.

Pauvres petits !… Une brise froide et humide passait sur leur visage ; ils sentaient bien que ce n’était pas là le souffle caressant de leur mère : un vigoureux ballottement commençait à se faire sentir sous l’effort des rameurs ; ce n’était plus pour eux le doux balancement du berceau ! Ils pleuraient ; et leur voix, errant au caprice des vents, fut la dernière chose que l’oreille put saisir dans les solitudes de la mer.


III

Deux personnes se tenaient encore debout sur le rivage : c’était le vieux voisin Landry et sa fille Marie.

Quand ils ne virent plus rien sur la silhouette incertaine des flots, quand les ondes soulevées par les rames eurent cessé d’apporter à la plage l’adieu lointain et suprême des voyageurs, le vieillard se retourna vers l’enfant qui s’appuyait à son côté, et il lui dit avec effort et d’une voix incertaine :