Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
151
souvenir d’un peuple dispersé

donc ! la belle lui tend la main… il la prend… c’est-il joli un peu !… ah ! pour le coup, v’là qui est plus fort !…

Chacune de ces paroles étaient tombées comme des gouttes de ciguë dans le cœur de Jacques ; la calomnie avait pénétré dans toutes ses veines, il en était ivre. De l’endroit où il se trouvait, il n’avait pu suivre le couple tendre qui venait dans le pré des Landry ; les dépendances de la ferme interceptaient sa vue : ce n’est que lorsqu’ils furent près de la maison qu’il les aperçut ; le sentier faisait là un circuit autour des bâtiments, pour rejoindre la route publique : Marie venait de s’arrêter, et elle tendait sa main à George… De son côté, Jacques se trouvait détaché d’une partie de ses compagnons ; il ne restait à ses mains que quelques liens. Dans son exaspération, il fit un effort gigantesque, les cordes volèrent en charpie, et il alla tomber devant sa malheureuse fiancée comme une apparition vengeresse. Il était terrible à voir ; sa blessure, que le sang coagulé avait un instant fermée, s’était rouverte, et un ruisseau fumant s’épanchait sur sa poitrine comme une lave brûlante ; sa crinière de lion battait ses épaules, les bouts de ses attaches pendaient encore à ses poignets, un feu de foudre jaillissait de ses yeux.

En le reconnaissant, Marie avait lové ses bras vers lui, mais elle ne savait plus, tant elle le voyait menaçant, si elle était devant son fiancé ou devant son juge, si elle devait implorer sa grâce, ou verser les flots d’une passion si longtemps contenue ! Elle resta fixée dans l’élan de son transport, comme une de ces navrantes figures de marbre du groupe des Niobé.

— Jacques ! mon pauvre Jacques ! répétait-elle, tremblante, éperdue, la mort sur les lèvres ; te voilà sanglant… lié !…

Mais lui avait fait un pas en arrière devant ces bras tendrement étendus pour ceindre son cou ; et, morne, il brûlait la jeune fille de son regard. Puis, rompant tout à coup son silence :

— Vois-tu ce sang-là, dit-il d’une voix sourde, en montrant des deux mains le ruisseau rouge qui descendait sur sa tunique ; vois-tu, vois-tu… c’était pour toi qu’il soutenait ma vie… c’est pour toi qu’il m’a conduit jusqu’ici… c’est pour toi qu’il coule… Mais n’y touche pas… n’y touche pas, malheureuse, tu l’as oublié, tu l’as méprisé, tu l’as vendu avec ton honneur, avec l’amour des tiens, avec ton respect pour la France !… Vas, je te méprise, je te rejette.

En articulant ces dernières paroles, il saisit les deux bras défaillants de Marie, les repoussa en arrière ; et la pauvre enfant, foudroyée, s’affaissa comme une tubéreuse rompue dans toute son efflorescence embaumée. Jacques lui jeta à la face la lettre de