Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
149
souvenir d’un peuple dispersé

l’escorte s’arrêta près d’un corps de garde établi provisoirement dans une habitation privée : il s’agissait de prendre, ici, des mesures pour distribuer dans différents lieux de réclusion cette moisson de la nuit : l’église était déjà trop pleine. Jacques, en attendant que les dispositions qui le concernaient fussent arrêtées, vint s’appuyer à la clôture mitoyenne entre le corps de garde et la maison voisine, qui n’était autre que celle de la femme Piecruche, si bien connue pour sa mauvaise langue. La blessure qu’il avait reçue, quoique peu dangereuse, lui avait fait perdre beaucoup de sang ; les fatigues excessives qu’il endurait depuis quelques jours, et tous les cuisants déboires qui l’assaillaient à la fois à son retour, avaient épuisé son héroïque énergie ; il crut un instant qu’il allait chanceler et il chercha un soutien pour cacher sa faiblesse. Dans cet accablement universel, il regarda son pauvre village si désolé ; mais surtout, il fixa les croisées et la porte de cette maison qui lui avait laissé tant de promesses de félicité et devant laquelle il ne retrouvait plus que l’inutile et suprême espoir de voir apparaître à l’une de ses ouvertures la figure de Marie. La vieille demeure des Landry était, en effet, à quelques pas devant lui.

Si la vie semblait s’éteindre à toutes les extrémités de son corps, combien elle débordait de son cœur, en cet instant ! Il était secoué de ses palpitations, comme une montagne volcanisée dans ses profondeurs.

— Bientôt, pensa-t-il, nous allons être traînés devant cette porte ; elle verra, comme ces autres femmes de là-bas, passer ces gens liés ; et parmi eux, cet étranger avec des habits sauvages et du sang sur sa poitrine… elle attachera sur moi son regard… et… peut-être ne me reconnaîtra-t-elle pas… et quand je serai passé elle aura pitié de ces malheureux, sans penser à moi… Mais si elle allait me deviner sous ce travestissement ignoble, sous cette figure ravagée !… si son regard en croisant le mien se voile de larmes… et si elle s’élance vers moi !… Ah ! je sens que j’oublierai tout, que tout sera pardonné !… J’ai tant besoin d’aimer quelqu’un, quelque chose, dans ce moment !… Le bonheur embellirait mon supplice, je me sentirais plus fort pour mourir ; cette mort sans résultats, cette infortune misérable, elles me laisseraient au moins une consolation : cet ange qui venait me sourire dans mes angoisses, il me regarderait encore tomber, il prierait Dieu sur la fosse où ils vont jeter mes os… Mais si Marie allait me voir passer avec indifférence, comme une connaissance oubliée !… Ah ! mon Dieu, pardonnez-moi ces faiblesses !… Je n’ai jamais tremblé, pourtant, et je sens que je tremble jusque dans la moelle de mes os.