Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
144
jacques et marie

— Allons ! debout ! il faut se presser. Puis, lorsqu’il vit le sauvage bien éveillé, il ajouta :

— Maintenant, guerrier des forêts, tends l’oreille comme le chevreuil aux aboiements du chien, et ne perds pas une seule de mes paroles. Tu vas suivre nos pas jusqu’au chemin qui conduit à Grand-Pré ; car il faut que tu saches où le prendre… Là, nous nous séparerons et tu te hâteras de retourner à l’embouchure du St. Jean ; en retrouvant mes hommes, tu leur diras de ma part de te suivre, et ils te suivront. Vous prendrez alors tous les canots que vous pourrez trouver sur la côte et vous viendrez à force d’avirons comme une volée d’outardes. Rendus dans ce lieu, vous attendrez des ordres ; il est possible que j’aie besoin de vous avant la troisième aurore… J’ai parlé : as-tu compris, Wagontaga ?

— J’ai compris.

Aussitôt, Jacques essaya de tirer P’tit-Toine et André de leur sommeil ; mais les deux frères avaient compté sur un plus long repos ; pour les en arracher, le Micmac fut obligé de faire entendre à leurs oreilles deux ou trois cris des plus sinistres de son répertoire. Au premier, P’tit-Toine se trouva lancé sur ses pieds comme par un ressort magique ; il avait les yeux vitrés, les paupières tendues, et semblait n’avoir jamais dormi de sa vie. Son frère, moins électrisé par la frayeur, mais un peu hors d’humeur, comme tout brave homme qu’on éveille mal à propos, se récria en voyant son ancien voisin prêt à partir.

— Ah ça ! c’est une jolie maniére que vous avez là, messieurs, d’annoncer le réveil ; vous ne l’introduirez pas à Grand-Pré, j’espère ; nos femmes ne goûteront pas ça. Et puis, à quel soleil vous levez-vous donc de l’autre côté de la Baie, pour être sur pied à pareille heure, ici ?

— Au soleil de la France, répondit Jacques. Ce soleil-là, André, il brille avant tous les autres, et il nous poursuit de ses rayons jusque sur les domaines de l’Angleterre. Allons, en route ! En même temps, Wagontaga approcha du feu une torche qu’il avait préparée avec de l’écorce de bouleau, et quand il la vit bien enflammée, il la passa à son capitaine, qui, la saisissant, prit aussitôt les devants et s’enfonça rapidement au cœur de la futaie.

Il se rappelait encore parfaitement le pays, et ses compagnons avaient peine à le suivre dans ce labyrinthe de sentiers sauvages qui furent les routes primitives de ces solitudes. Ils marchèrent ainsi durant plusieurs heures, gardant le silence, à la lueur du flambeau qui éclairait au loin les voûtes gigantesques et bizarres de la forêt, et projetait en arrière une fumée d’essence embaumée.