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jacques et marie

et liées depuis longtemps, non seulement par le nœud de la plus douce amitié, mais par des alliances à divers degrés ; il s’en préparait même une nouvelle, qui aurait encore ajouté son charme à cette heureuse union. Le départ la fit remettre à d’autres temps.

Ce fut vers l’automne de 1749 que le père Hébert dit adieu à son vieux voisin et quitta Grand-Pré pour aller s’établir sur les bords de la Missaguash, au fond de la Baie de Beau-Bassin. Après le sacrifice de ses biens-fonds et l’abandon de ses amis, ce qui l’affectait le plus, c’était de partir la nuit, presque à la sourdine, comme un malfaiteur. Mais il fallait bien subir cette pénible nécessité. Si les autorités avaient connu son départ, on l’aurait fait arrêter comme un traître. Ses propriétés se trouvaient déjà confisquées par le fait seul de sa fuite. Il n’avait pas même cherché des acquéreurs, il les aurait exposés à l’expropriation et à d’autres châtiments. Il n’avait pu disposer que de ses meubles, des produits de sa récolte et de ses animaux, qui étaient nombreux et beaux. Comme il avait fait ses ventes de gré à gré, en secret, et comme les acheteurs étaient tous ses amis, il avait réalisé une somme bien suffisante pour commencer un nouvel établissement. D’ailleurs, il avait quatorze enfants, dont les huit aînés étaient des garçons, forts et laborieux ; et puis les Acadiens ne craignaient pas les travaux héroïques.

Quatre de ses garçons étaient déjà fixés, avec leurs petites familles, sur la Baie de Beau-Bassin : leurs sollicitations continuelles, activées sans doute par la présence de M. de LaCorne, qui venait d’arriver dans les environs avec un corps nombreux de Canadiens ; le plaisir de rassembler sous un même toit tous les membres d’une famille aimante et unie ; les entraves croissantes que le gouvernement jetait entre eux, pour gêner leurs relations ; l’espérance de se retrouver encore Français : tous ces motifs, surtout le dernier, parurent suffisants au père Hébert pour le décider à s’expatrier, malgré son âge déjà avancé et toutes ces habitudes de vieille date que l’aisance et des relations toujours bienveillantes lui avaient rendues plus douces. Il partit donc.

Il pouvait être dix heures du soir quand le vieillard, se levant de dessus la dernière chaise restée dans la maison, jeta un regard autour de lui, sur les murs vides, sur l’âtre éteint, sur quelques groupes de femmes qui pleuraient avec ses filles, et dit d’une voix encore sonore :

— Mes enfants, c’est l’heure, il faut partir ; nous devons aller coucher plus loin ce soir…

Alors, il s’ouvrit une voie devant lui, au milieu des enfants, des