Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
139
souvenir d’un peuple dispersé

de Marie. Quoiqu’il en soit, les horreurs du combat livré la veille, la pensée d’un affreux lendemain, les alarmes de la nuit, qui étaient continuelles au milieu de femmes et d’enfants énervés par la privation et les dangers, tout cela venait bientôt jeter un voile sur ma bienfaisante vision et bannir de mes sens ce baume salutaire qu’elle y avait fait couler. Elle n’est reparue que dans ce moment de lassitude et de dégoût où mon cœur et mon ambition, abîmés par nos déboires, n’avaient plus d’autre but que la fuite et l’incertain ; mais elle est reparue entourée de tout le charme de mes souvenirs, avec les promesses du passé, avec…

Ici, Jacques s’arrêta tout à coup au milieu de l’entraînement de ses paroles, comme devant un doute affreux qui naissait malgré lui dans sa pensée, qu’il n’osait exprimer ou qu’il aurait voulu repousser. Puis, craignant de laisser deviner la cause de cette réticence, il reprit aussitôt la parole sur un ton plus froid :

— M. de Boishébert était content de moi ; il ne consentit à me laisser éloigner qu’à la condition que je retournerais bientôt au Canada pour reprendre du service. Il ne prétendait pas m’imposer cette obligation, il n’en avait pas le droit ; mais il croyait que les circonstances m’en faisaient un devoir ; il le demandait au nom de l’amitié : je promis.

— Malheureux ! s’écria André, pourquoi promettre ?

— Ah ! c’est parce que, du côté de Grand-Pré, mon avenir n’était pas très-certain.

— Il faut avouer que tu as bien fait ton possible pour te compromettre ; mais enfin, qui connaît tout cela chez nous ?….

— D’abord, continua Jacques, à part le danger de me faire fusiller en arrivant aux Mines, je n’étais pas bien sûr si Marie m’avait gardé sa main : mon cœur repoussait bien ce soupçon, mais on ne peut pas compter éternellement sur la constance d’un cœur de treize ans ; j’avais moi-même manqué au rendez-vous ; elle aurait bien pu se croire excusable de faire un autre choix. Je suppose que les occasions ne lui ont pas manqué…

En prononçant ces derniers mots, Jacques regardait ses amis et appuyait sur chaque syllabe.

— Et puis, ajouta-t-il, j’avais pris goût à la guerre contre les Anglais. Voici, au reste, comme je raisonnais : En m’acheminant de ce côté, si Marie est encore libre, si elle m’a conservé son cœur, elle comprendra les devoirs qui me commandent, elle appréciera le sentiment qui me repousse de notre pays, tant qu’il reste sous la domination anglaise ; elle n’exigera pas que je mendie des pardons et que je fasse des serments devant une autorité contre laquelle