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souvenir d’un peuple dispersé

pitions au-devant d’eux pour les embrasser. Oh ! mes amis, ce moment a été la plus douce récompense de notre sacrifice ; nous oubliions que nous n’avions plus de toit, plus d’aisance, qu’il nous restait à peine de la nourriture pour les jours suivants ; un seul sentiment dominait nos cœurs en les comblant de jouissance, c’était l’amour de notre patrie ; nous venions de renaître dans son sein, de revivre de la vie de la France !…

Quelle rage dut s’emparer de nos ennemis quand ils ne trouvèrent plus que des cendres à la place de nos demeures, que des victimes absentes ; quand ils entendirent le cri de « Vive la France ! » que nous leur adressâmes de notre rive ! Ils se mirent à déployer leurs lignes, à courir sur le rivage, à faire entendre des commandements rapides mêlés de fusillades. M. de la Corne craignant une attaque immédiate, nous achemina vers ses retranchements situés à une petite distance ; il rangea ses troupes en ligne de bataille et fit faire quelques décharges pour annoncer aux Anglais qu’il était prêt à combattre. Ceux-ci le comprirent bien vite, car ils se hâtèrent de se mettre eux-mêmes en défense. Des deux côtés on passa la nuit sous les armes. Quant à nous, retirés sous les tentes que les soldats avaient laissées à notre disposition, nous cherchâmes le repos dans le sommeil.

Ce premier soir passé sous le drapeau de la France ne fut pas le plus gai pour moi. Pendant tout le temps que durèrent les scènes du départ, nous étions restés sous l’empire d’une exaltation aveugle ; les cris d’excitation, l’entraînement du dévouement et du sacrifice, les horreurs de la destruction, les lueurs et les mugissements de l’incendie nous donnaient de l’ivresse ; et moi, j’entendais toujours au-dessus de tous ces bruits les derniers mots du curé : « Soyons encore Français ! » et ces mots avaient grisé ma raison… Mais quand tout cela fut passé, quand le calme de la nuit fut descendu sur cet attroupement de familles et de parents sans abri, il me vint en tête toute autre chose que du sommeil et des songes riants. Mes yeux errèrent sur cette frontière franchie, je ne vis plus que ce village disparu dans les flammes, que ces bataillons anglais gardant l’autre rive, et je sentis, comme l’avait dit mon père, « que j’avais brûlé mes espérances… » En effet, ce second départ ne me promettait plus de retour ; ma vie était désormais vouée aux chances des événements ; je songeais que je ne pouvais jamais arriver jusqu’à Marie qu’en combattant.

Le lendemain fut pour tout le monde un jour de réflexion et de projets divers : un jour bien triste, car il fallut songer à nous séparer de nouveau et à travailler à une existence que personne n’a-