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jacques et marie

Mon père porta le premier la torche à sa maison ; il n’y avait pas plus d’un mois qu’il y était logé.

J’arrivais de l’église avec un brandon pétillant lorsque je le trouvai occupé de sa pénible besogne. Ma mère sortait en cet instant avec les quelques derniers objets qu’elle tenait à conserver : c’étaient des souvenirs de Grand-Pré qui prenaient le chemin d’un second exil. En quittant la porte, la pauvre mère regarda, sans rien articuler, cet intérieur déjà si blanc, si rangé, déjà si chéri, et elle se contenta de dire à mon père :

— Allons, allons, faites brûler, vite !… En m’apercevant, le vieillard impatienté me cria. — Mais, arrive donc, avec ton tisonnier, ça ne prend pas, le bois est trop vert. Voilà ce que c’est que des maisons trop neuves !…

Je me mis de la partie, et la flamme commença bientôt à courir dans les cloisons et sur les planchers. Le père, qui s’était arrêté pour regarder mes succès, me dit, quand le temps de nous enfuir fut venu :

— C’est bien, mon Jacques, je vois que tu as la main sûre : viens servir ton pays. Brûler aussi vaillamment la maison de son père et ses plus douces espérances par amour pour la France, c’est bien commencer. Allons, vas maintenant soutenir ta mère.

Trois heures avaient suffi pour accomplir cette ruine complète de notre village et du reste de notre fortune, et le soir était venu quand nous commençâmes à traverser la Missaguash. Les lueurs de l’incendie éclairaient au loin les deux rives et favorisaient, avec les dernières lueurs du jour, l’opération de notre fuite : c’était le dernier service que nous rendaient toutes ces choses qui nous avaient coûté tant de travail.

Le passage de la rivière se fit sans trop de désordre. Les femmes et les provisions furent transportées sur les quelques embarcations qui nous restaient, les hommes et les bêtes traversèrent à gué ou à la nage.

À peine avions-nous touché l’autre rive, que nous vîmes apparaître au milieu des ruines fumantes que nous venions de quitter, les premières vedettes du corps de Lawrence. Un sentiment universel de reconnaissance s’empara de nous. Notre premier mouvement fut de tomber à genoux pour remercier le ciel. Notre missionnaire éleva sur nos têtes prosternées le corps de notre sauveur et nous pleurâmes de joie. Les troupes de M. de la Corne, averties de notre arrivée, accoururent dans le même temps pour nous accueillir, pour nous serrer dans leurs bras. Car, en les voyant, il semblait que nous avions retrouvé des frères et nous nous préci-