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souvenir d’un peuple dispersé

femmes et les enfants, en élevant leurs mains vers l’église comme pour affirmer leur promesse devant Dieu.

— Alors, continua le prêtre, il ne nous reste qu’une alternative. Voyez-vous de l’autre côté de la rivière, sur les bases naissantes de ces fortifications, flotter le drapeau que nous aimons ? Les soldats qui l’ont planté là ont voulu nous dire que ce sol est celui de notre véritable patrie, et qu’ils sont prêts à le protéger. Ici, nous ne pouvons pas nous défendre ; nos demeures seront envahies, notre église sera profanée, nos toits serviront d’habitation ; nos tyranniques ennemis, ils se nourriront de notre pain et de nos troupeaux, ils nous forceront à les servir comme des esclaves Il n’y a de salut pour nous que dans la fuite ; je sais qu’il est dur pour un Français de fuir sans combattre, mais les circonstances nous en font un devoir d’honneur. Fuyons donc ; emportons ce que nous pourrons de nos biens, brûlons et détruisons le reste, nos maisons, notre église, nos greniers, nos étables, tout, tout, jusqu’aux forêts, et l’herbe de nos prés, s’il est possible ; qu’ils n’aient aucun abri, aucun aliment, rien à ravir, rien à souiller, et soyons encore Français !…

— Oui, oui ! cria la foule, brûlons tout ! Vive la France ! Vive notre drapeau !

Alors le prêtre entra dans l’église ; nous nous y précipitâmes derrière lui ; il monta à l’autel ; après s’être revêtu de ses habits de chœur, il tira du tabernacle toutes les saintes espèces ; la foule entonna tout d’une voix un chant au Saint Sacrement, après lequel elle se prosterna pour adorer son Dieu une dernière fois sur cette terre de l’Acadie. Après la bénédiction, le prêtre abandonna l’autel, emportant avec lui la sainte Eucharistie et les vases sacrés, laissant le tabernacle et l’église vides. Aussitôt le feu fut allumé dans le sanctuaire, dans la nef, au portail, à la sacristie, et en un instant tout ce qui avait servi au culte ne fut plus qu’un brasier.

Pendant que le Père de Laloutre s’avancait en silence vers le rivage, au milieu d’un petit groupe d’enfants de chœur, les habitants coururent à leurs maisons pour rassembler ce qu’ils pourraient de leurs bestiaux et prendre les objets qu’ils désiraient emporter. Lorsque tout fut prêt pour le départ, l’incendie général commença.

Tout ce qui pouvait servir d’habitation à un être vivant fut atteint par les flammes. Il régnait dans la population un enthousiasme singulier. Les femmes et les enfants pleuraient, et cependant tous couraient à l’envie porter la destruction dans leurs demeures ; personne ne voulut s’éloigner avant d’avoir la certitude que rien ne resterait debout.