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jacques et marie

mes frères, préparé un peu cette jolie tâche ; et Marie a bien aussi utilisé pour cela ses mains et surtout sa petite langue, que tu connais aussi bien que ses frères. La sœur ne désespérait pas de te revoir, elle ; elle avait bien décidé, dans les cachettes de son cœur, et elle nous assurait toujours que tu reviendrais (bien entendu, quand il n’y aurait plus d’Anglais dans le monde ; au moins en Acadie…) ; elle allait même jusqu’à penser que tu n’attendrais peut-être pas cette grande époque. Tu vois qu’elle ne jugeait pas trop mal… de toi et des événements. Tiens, mon Jacques, il faut bien nous l’avouer : il y en aura toujours des Anglais, dans ce monde, maintenant… ils y sont trop diablement engeancés !

— Plus qu’il ne faut, je le crains, pour notre bonheur à tous…

— Bah ! tu t’exagères le mal, je parie que les Anglais ont leur bon côté ; tu sais bien que tout ce qui a été créé est utile à quelque chose ; c’est ainsi que monsieur le curé nous justifiait l’existence d’une multitude d’insectes malfaisants… des maringouins, par exemple il faut tout simplement apprendre à les souffrir, s’endurcir la peau… Toi qui vis depuis quatre ans au milieu des bois, tu dois avoir appris à supporter tous ces suceurs de sang.

— Les maringouins, les brûlots et les moustiques, je les tue, quand ils me piquent ; et les Anglais !… les Anglais !… Mais pourquoi me parles-tu de ces gens là ? ça m’enrage !

Et Jacques, une main crispée dans les plis de son habit, à l’endroit du cœur, allait se lever, quand son ami reprit : — Eh bien ! donc, Marie (j’espère que ça te fait un tout autre effet), après six mois, un an, deux ans, t’attendait toujours et elle nous babillait sans cesse dans les oreilles : « Quand Jacques sera de retour, nous ferons ceci, puis cela, puis beaucoup de choses n’est-ce pas, mon petit papa, mes bons petits frères ? » Et elle nous embrassait tant, tant, qu’à la fin nous avons fini par faire de suite une grande partie des choses qu’elle nous demandait pour l’époque de ton retour.

Te rappelles-tu ce joli vallon, si bien cultivé autrefois, en amont des aboiteaux des Comaux, où se trouvait un bosquet d’ormes ?

— Comment ! si je me souviens de la terre de ma famille ?…

— Eh bien ! à peine étiez vous partis que mon père désirait déjà l’acheter ; il lui était pénible de la voir abandonnée ; il ne tarda pas en effet à faire cette acquisition, seulement il se contenta du tiers de la ferme, c’est-à-dire, de la partie que baigne la rivière et où se trouve la butte et le bosquet d’ormes. La propriété avait été confisquée, comme tu dois l’imaginer ; mais pour bon argent comptant le commandant de Grand-Pré se rendit facilement à nos