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EXPOSÉ.

Mais pourquoi, enfin, aurait-il pris le masque de Shakespeare ?

Certes, la réponse est difficile, mais je crois que nous devons, avant tout, tâcher de nous abstraire de notre point de vue moderne. S’il s’agissait d’une autre œuvre que le théâtre de Shakespeare, d’une œuvre qui nous parût moins admirable, nous serions moins étonnés. Que Raymond de Fourquevaux publiant, en 1548, ses Instructions sur le faict de la guerre (un excellent livre, qui eut beaucoup de succès) ait fait de son mieux pour qu’elles fussent attribuées à Guillaume Du Bellay, et y ait réussi, nous ne le trouvons pas bien surprenant. Il nous faut imaginer que nul des contemporains de Shakespeare ne songea certainement que la postérité lui accorderait le rang où nous le plaçons. Je n’ai pas le loisir de faire ici une étude détaillée des témoignages qui nous sont restés sur la qualité du succès qu’eut Shakespeare en son temps ; il ne fut pas méconnu, mais je ne crois pas qu’on puisse contester que sa réputation fut plutôt celle d’un auteur dramatique amusant, d’un écrivain à « gros tirage », que celle d’un artiste destiné à l’immortalité[1]. Et l’on peut

  1. Il va de soi que je ne prétends pas qu’un auteur à succès ne puisse être un artiste. L’art et le succès ne s’opposent pas : ils sont tout à fait indépendants l’un de l’autre, ils s’ignorent. — On mit Spenser, Beaumont, Michaël, Drayton, Jonson, à Westminster ; il ne fut pas question un instant d’y inhumer Shakespeare, quoi qu’en pense Sir Sidney Lee.