Page:Boulenger - L'affaire Shakespeare, 1919.djvu/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
EXPOSÉ.

cela paraît presque inouï. Tout est possible psychologiquement, certes. Mais si même le poète avait cette indifférence surhumaine pour son œuvre, comment l’homme d’affaires si âpre s’est-il laissé piller sans un mot de protestation contre les pirates ?

Et trouvez-vous d’autre part, continuent les hérétiques, que les drames de Shakespeare sont de ces œuvres qui ne sauraient prendre toute leur beauté que sur la scène ? Charles Lamb les regardait comme beaucoup plus propres à la lecture ; à son goût les meilleurs sont ceux qui n’ont pas été joués. Sans aller jusque-là, on peut bien se demander ce que le théâtre shakespearien, avec tant de répliques où l’intonation, le geste n’ont rien à faire, a jamais pu gagner à la représentation… Ce n’est certes pas la question qu’il soit le plus commun de se poser. M. Jusserand, dont il faut souvent citer l’Histoire littéraire du peuple anglais, un des plus beaux livres d’histoire qui soient, considère avec la plupart des critiques les pièces shakespeariennes comme essentiellement populaires. Peines d’amour perdues, le Songe d’une nuit d’été, Comme il vous plaira, Hamlet lui semblent avoir été composés spécialement pour le peuple inculte et grossier qui emplissait le parterre… N’est-ce pas là du théâtre pour les gens raffinés, pour la Muse, au contraire ? En Angleterre, le Songe n’a pu être repris que bien rarement depuis 1673 et a toujours fait le « four » le plus complet : le public du xvie siècle était donc bien supérieur à ceux qu’on a vus depuis, — ce public mangeant, buvant, se querellant qu’on a si souvent décrit ? Rappe-