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EXPOSÉ.

de première force, en paysan avisé, madré, impitoyable, et il s’en va de temps en temps jouir de sa nouvelle importance dans sa bourgade natale où il a maintenant de bonnes terres et pignon sur rue, ce qui ne l’empêche pas de cingler et de railler cruellement dans Hamlet ces avares acheteurs de terres. D’ailleurs il ne fait pas bon devoir de l’argent à cet autre Shylock : il poursuit sans pitié un de ses amis d’enfance qui s’était porté caution d’un de ses débiteurs en fuite ; et tout cela se passe entre 1597 et 1610, dans le moment qu’il écrit Hamlet, Troïlus et Cressida, Othello, Macbeth, la Tempête, etc. En 1611, enfin, à quarante-sept ans, il « juge le moment venu de réaliser le rêve de toute sa vie », comme dit M. Jusserand : il quitte son métier de poète et se retire dans sa bourgade, où il vit en campagnard propriétaire cossu, arrondit ses biens, fait rentrer ses créances, fréquente son ami intime l’usurier Combe, surnommé Dix-pour-cent, et meurt en 1616, laissant deux filles, dont ni l’une ni l’autre ne sait écrire. Son testament ne contient pas la plus petite clause concernant son œuvre et montre qu’il n’avait pas un soupçon de bibliothèque, pas un seul livre dans sa maison.

Est-ce là l’homme dont Emerson écrit dans son Journal intime : « Rêvé longtemps à la grande âme dont les signes authentiques éclataient à ma vue dans la lumière large et continue de ses poèmes… Quelle vraie hauteur ! Un gentleman dans l’âme ; par-dessus tout une intelligence en exaltation ? » Est-ce là ce profond penseur, cette intelligence si vaste et si cultivée, cette imagination ailée, ce poète non pareil ? Voilà la