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Relevons un troisième point, tout à fait nouveau pour l’époque, mais rendu plus complexe, hélas ! que ne se l’était imaginé l’auteur dans ses pires rêves. Il s’agit des problèmes de révolution pacifique de la société prolétarienne-démocratique post-révolutionnaire : Sur ce point, la Révolution hongroise de 1956 dément les prognoses de Boukharine.

Rendons hommage, quatrièmement, à son inquiétude prémonitoire quant à la dégénérescence possible de la société et de l’État ouvrier isolé dans un environnement bourgeois.

Par contre, plus discutable est l’affirmation de Boukharine qui fait dire à Lénine que la coopération paysanne sous l’hégémonie de la classe ouvrière serait la réalisation du socialisme[1], C’est l’un des rares endroits où l’on voit poindre le futur théoricien du socialisme en un seul pays, d’où sort en ligne directe la théorie révisionniste de la coexistence pacifique. Était-ce peut-être parce que Boukharine avait à faire oublier que dans sa brochure « De la catastrophe du tsarisme jusqu’à la chute de la bourgeoisie », parue début 1918 aux éditions du C.C. du P.C. (B), Priboï, il s’affirmait partisan avoué de la théorie de la Révolution permanente ?

Rétablissons le sens d’une citation de Marx : Boukharine lui fait dire que la théorie de la lutte de classes ne serait pas l’âme de sa doctrine, justifiant ainsi post-factum la partie négative du jugement de Lénine que je rappelle un peu plus loin. En effet, interrogé, Marx disait qu’il n’avait inventé ni le fait ni la théorie de la lutte de classes mais que son mérite avait consisté à démontrer que la lutte de classes amènerait nécessairement la dictature du prolétariat, que celle-ci se transformerait aussi inévitablement en une société sans classe, en une communauté mondiale sans appareil de coercition, c’est-à-dire sans États.

La biographie de Boukharine éclaire quelque peu ces points discutables. Né en 1888, il devint bolchevik en 1906. Brillant théoricien économiste — curieusement ignoré en France, car presque rien n’a été publié de ses œuvres d’économiste — il est en 1918 le porte-parole des communistes de gauche (ou ultra-gauchistes : ceux qui veulent, alors, continuer la guerre révolutionnaire). En 1919, avec son ami et futur adversaire scientifique et politique Préobrajensky, il publie le commentaire officiel du nouveau programme du parti bolchevik russe, l’A.B.C. du Communisme[2]. Il se range aux côtés de Trotsky en 1920 dans l’important mais peu connu débat sur la question syndicale, puis présente au Xe Congrès du P.C.R., au nom du Comité Central, le fondamental rapport sur la démocratie ouvrière[3]. En 1922, il informe

  1. Cf. mon article : Qu’est-ce que le socialisme ? dans Partisans no 18 : Le socialisme aujourd’hui.
  2. Réédité aux Éditions Maspero avec une préface de Pierre Broué.
  3. « … on doit comprendre par démocratie ouvrière à l’intérieur du parti une forme d’organisation qui assure à tous les membres une participation active à la vie du parti… aux larges discussions sur toutes les questions importantes, la liberté absolue de critique à l’intérieur du parti, l’élaboration collective des décisions… un contrôle constant de l’opinion publique du parti sur le travail de ses organismes dirigeants, d’une constante interaction dans la pratique entre celle-ci et l’ensemble du parti, en même temps que l’approfondissement de la stricte responsabilité des comités appropriés du parti à regard non seulement des organismes supérieurs, mais aussi des organismes inférieurs. » «… la démocratie ouvrière rend impossible le système de nomination, elle se caractérise par l’éligibilité de tous les organismes du haut en bas, par leur responsabilité et le contrôle qui leur est Imposé. » Cité par Broué, Le parti bolchevique, p. 159. Coll. Arguments, Éditions de Minuit.