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Je suis le fils aîné de la nature immense.
Les germes des humains dormaient dans le silence,
Que déjà j’étendais mes bras audacieux ;
Les forêts d’aucun cri ne tressaillaient encore,
Et la brise, agitant mon feuillage sonore,
Fut le seul bruit, un jour, qui monta jusqu’aux cieux.

Dès que l’homme créé sortit de la poussière,
Devant ma majesté puissante et séculaire
Il inclina la tête, apprit à me bénir,
Et cachant tous ses dieux sous mon écorce dure,
Il fit de mes rameaux, durant la nuit obscure,
Tomber les voix de l’avenir.

Sous mes pieds immortels, les familles humaines
Ont vécu leur saison, comme l’herbe des plaines.
Du temps qui détruit tout, seul j’ai bravé l’affront ;
Et quand l’orage passe, en ébranlant les villes,
Les siècles, plus nombreux que mes feuilles mobiles,
Tremblent confusément, suspendus à mon front.

Gloire à Dieu ! gloire à Dieu !… je suis le roi du monde !
La vie, à mon flanc noir, glisse lente et profonde ;
Dans le granit des monts j’enfonce mes cent piés.
Le nuage, en passant, se déchire à ma cime,
Et je reste, ici-bas, comme un pilier sublime
Sur qui les cieux sont appuyés !