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LA CASTE ET L’ADMINISTRATION ANGLAISE

dans l’échelle du civil service à des postes de direction.

On comprend par là que ce ne soient pas seulement les professions qui changent, mais bien les situations sociales : en même temps que la spécialisation, la hiérarchie traditionnelle en peut être bouleversée. Une espèce inconnue, semble-t-il, à l’Inde antique – le selfmade man, l’homme nouveau, – va apparaître. Si le membre d’une caste inférieure se trouve, de par la loi du concours égal pour tous, investi d’une part de la puissance publique, comment le respect ne serait-il pas désorienté dans ses directions séculaires ? Les effets de ces déplacements de valeur se feront sentir jusque sur les mariages : parvenus ou diplômés commencent, dit-on, à faire prime dans certains milieux, alors même que laisserait à désirer la pureté de leur généalogie.

Les trois colonnes du régime des castes – la spécialisation héréditaire, la hiérarchie consacrée, la répulsion mutuelle – se trouveraient donc plus ou moins directement minées par le progrès silencieux de l’administration anglaise. Il faut ajouter que celle-ci semble en voie de donner aux peuples de l’Inde ce que leur a toujours refusé le régime des castes : un principe de cohésion, un motif d’unité. Faire peser sur leurs épaules un pouvoir unique et toujours présent, n’était-ce pas leur suggérer la notion qui leur manquait d’un ennemi commun ? Ils connaissent ainsi, au fur et à mesure qu’ils deviennent conscients, le sentiment d’être exploités ensemble, et le désir de se coaliser pour la résistance. Leur moi national commence à se poser en s’opposant à la domination étrangère. La patrie hindoue naît, aux pieds de l’État anglais, pour se dresser contre lui[1]. Et en ce sens, tant parce qu’elle en atténue indirectement les divisions primitives que parce qu’elle leur fournit un principe positif d’unification supé-

  1. V. Piriou, l’Inde contemporaine et le mouvement national. Paris, F. Alcan, 1905, chap. IV et XII. Métin, l’Inde d’aujourd’hui. Paris, 1903, chap. vii.