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BOUFFLERS.

Après avoir été quinze ans hors de ma patrie, après avoir essuyé à la fois bien des coups de fusil en Allemagne et bien des injustices à la cour, je passai aux Indes en qualité de lieutenant général.

Je laisse aux poëtes et aux Gascons le soin d’essuyer et de décrire des tempêtes. Pour moi, je voyage ordinairement sans accident. Tout était calme a mon arrivée, et mon séjour dans les Indes ressemblait plutôt à un voyage de plaisir qu’à une commission militaire. N’ayant donc rien à faire, je parcourus les différents royaumes qui partagent ce vaste pays, et je m’arrêtai en Golconde. C’était alors l’état le plus florissant de l’Asie. Le peuple était heureux sous l’empire d’une femme qui gouvernait le roi par sa beauté, et le royaume par sa sagesse. Les coffres des particuliers et ceux de l’État étaient également pleins. Le paysan cultivait sa terre pour lui, ce qui est rare, et les trésoriers ne recevaient point les revenus de l’État pour eux, ce qui est encore plus rare. Les villes, ornées d’édifices superbes et plus embellies encore par les délices qui y étaient rassemblées, étaient pleines d’heureux citoyens, fiers de les habiter. Les gens de la campagne y étaient retenus par l’abondance et la liberté qui y régnaient, et par les honneurs que le gouvernement rendait à l’agriculture ; les grands enfin étaient enchantés à la cour par les beaux yeux de leur reine, qui savait l’art de récompenser leur fidélité sans épuiser les trésors publics : art infaillible et charmant, dont les reines usent trop peu à mon gré, et dont le roi son époux ignorait qu’elle se servît. J’arrivai à cette cour, et j’y fus reçu avec tout l’agrément possible. J’eus d’abord une audience publique du roi, ensuite de la reine, qui, m’ayant aperçu, baissa son voile. Sur sa réputation, je l’avais soupçonnée de ne rien voiler : je fus très-étonné