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occuper mon esprit d’idées charmantes ; mais il ne m’entre pas dans la tête que nous puissions jamais nous joindre. Je suis fou !


Ce 26. — Ma pauvre enfant, il y a ici une lacune ; comme le papier manque sur le vaisseau, je soupçonne qu’on a pris sur ma table les trois feuilles restantes du dernier cahier que je gardais à ma portée pour t’écrire dans les moments où le roulis est un peu moins fort. Tu n’imagines pas combien il est difficile à l’homme qui a le plus d’ordre d’en avoir sur mer, et tu sais la peine que j’ai même à terre. Au reste, je tire un bon augure de ces trois feuilles de manque. C’est autant de rabattu sur la tâche de mon absence, c’est peut-être un présage que je serai trois mois de moins loin de toi ; en attendant, je reste toujours loin de Gorée sans vivres et sans espoir. Nous sommes à la viande salée pour toute nourriture, mais je m’en accommode très bien et je ne me sens pas même altéré ; il est vrai que l’eau ne rappelle point son buveur. Mais si mon esprit était aussi bien que mon corps, je ne me plaindrais pas ; n’en conclus pourtant point qu’il n’y ait que mon esprit qui te regrette : tu ferais une grande injustice à quelqu’un qui se souvient toujours de toi à sa manière.


Ce 27. — Voici une petite lueur d’espérance : les vents pour la première fois nous permettent de diriger notre course vers le but ; mais leur faveur est faible et sera passagère. Il y a des moments où je suis fou, d’autres où je suis philosophe, d’autres où je suis sot et je crois qu’en attendant un autre ordre de choses, la sottise est encore ce qu’il y a de mieux :