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robert lozé

Cette éventualité était en effet à craindre, car l’homme était resté sans mouvement depuis sa chute. Dans cette lumière crépusculaire, son corps faisait une tache noire, comme un caillou à moitié découvert dans l’eau peu profonde.

Ils descendirent ensemble. Bertrand entra dans l’eau, tira l’homme sur la berge et l’examina à la lumière d’une allumette. Il était parfaitement mort, la tête brisée contre une pierre. Le corps, hideux, était recouvert de loques infectes. C’était évidemment un de ces vagabonds qui pullulent en certains endroits du continent et dont le Canada a sa part.

Ces vagabonds ou chemineaux de l’Amérique sont un intéressant sujet d’étude. Ce sont au fond des anarchistes, avec en plus la lâcheté et la paresse absolues. Lorsqu’il arrive qu’un homme manque à la fois de ressources et de courage, au point d’être incapable même du triste effort de volonté que comporte le crime ou le suicide, il se fait vagabond. Ennemi désormais de la société, il a pour but de vivre à ses dépens. Le nouveau parasite établira probablement son quartier général dans les États du sud, devenus, à cause de leurs hivers cléments, le rendez-vous de toute une population de fainéants nommés là-bas « pauvres blancs » (poor whites). On les range dans l’échelle sociale après les nègres. Dans la belle saison, ces forçats de la paresse, obligés de se disperser pour vivre, envahissent à peu près tout le continent, gîtent où ils peuvent, se couvrent plus ou moins de guenilles, et trouvent moyen de se faire nourrir sans travailler. Ils infestent les abords des voies ferrées, lesquelles leur fournissent, bien involontairement de la part du personnel, le transport gratuit… tout comme aux ministres et aux députés. Mendiant et filou, le vagabond est rarement cambrioleur ou assassin. Le crime exige un certain travail, ce qui lui fait horreur, car il se complaît