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Robert Lozé

fleuve. Près du village, mais séparée des dernières maisons par un ruisseau dont la marée faisait deux fois par jour un minuscule bras de mer, on pouvait y arriver à pied en passant sur une digue faite de pierres et de glaise et percée vers sa base d’ouvertures donnant libre passage à l’eau.

Pour tourner cet obstacle, le chemin des voitures faisait un large circuit jusqu’à l’endroit où le ruisseau n’était plus qu’un filet d’eau dans les champs. Là, une double rangée de vieux ormes marquait les approches du manoir et se terminait à une cour pavée en pierres où s’élevait autrefois le « mai », souvent noirci par la poudre aux jours de fête. La maison même, longue et basse, se composait des anciens murs du manoir, mais on ne voyait plus les deux tourelles crénelées qui en avaient flanqué les extrémités.

C’était là qu’Irène était née et qu’elle avait grandi, type de la jeune canadienne, blonde, fraîche et vive. Ses yeux rieurs pouvaient à l’occasion devenir profonds. Elle était jolie malgré les cicatrices de petite vérole qu’elle portait à la figure. Pour ceux qui connaissaient son histoire, ces cicatrices l’embellissaient. Toute jeune, la petite, à l’exemple de son père, se faisait un devoir de visiter les vieilles gens du village. Elle eut volontiers soulagé les miséreux, mais la vraie misère existe peu dans nos villages canadiens. À part le mendiant de profession, qui se regarde comme une institution nationale, presque personne ne voudrait accepter l’aumône, même en cas de besoin. Noble sentiment d’indépendance qu’on ne saurait trop louer.

Un jour, Irène avait aperçu sur les bords de l’anse, et près du fleuve, un camp de sauvages. Cela ne la surprit nullement. Les sauvages venaient souvent de la côte nord vendre le produit de leur chasse, ou les troquer contre les produits de la vie civilisée. Irène adorait les paniers de foin parfumé ; elle courut au camp. Mais s’apercevant que les sauvages étaient malades et qu’ils n’avaient rien à manger,