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Robert Lozé

de bons et utiles citoyens, — vinrent s’abattre sur ce pays comme une nuée de sauterelles. Se refusant au travail de peur de déroger, ils devinrent bientôt un danger public. Déjà en 1679, l’intendant Duchesneau les signalait à Colbert, et en 1685, Denonville écrivait à ce ministre : « Ils viennent à moi les larmes aux yeux, et à moins qu’on ne les assiste, ils deviendront tous bandits. »

Bandits ! Voilà bien le synonyme d’inutile et de parasite. Le germe de cette maladie sociale est bien vivant ; ses effets sont sensibles et peuvent devenir plus funestes encore que ceux de cette autre maladie sociale, l’esclavage, dont les restes tiennent encore plusieurs des peuples de ce continent dans l’impuissance. Il est plus caché, plus insidieux, mais tout aussi mortel. Où trouverons-nous la plume d’une Harriet Beecher Stowe pour le déraciner et le tuer ?

Robert Lozé, ayant beaucoup de ce qu’il faut pour faire un citoyen utile, n’avait pas échappé au mal dont nous parlons. Chez lui, pourtant, ce n’était pas un mal héréditaire. Ses aïeux, depuis de longues générations, avaient fécondé la terre natale de leurs sueurs, quelquefois de leur sang. Lui-même dans son enfance, avait couru pieds nus dans le sillon, et au loin là-bas, sur les rives du large fleuve, s’élevait encore la maison paternelle, berceau d’hommes virils et de traditions sacrées. Là, ses frères, entourés de leurs familles et de leurs laboureurs, formaient un cercle patriarcal et heureux, où le soir, devant le feu de la cheminée, on se remémorait quelquefois l’absent.

Ceux-là vivaient au soleil. Leurs horizons étaient la mer et les montagnes. Ils retournaient au printemps la terre fumante, ils engerbaient à l’automne la moisson dorée. Quant à lui, la destinée l’avait voué à la chicane. Son existence se consumait dans cette sombre officine des miasmes sociaux, où ceux qui travaillent ne cherchent pas toujours à curer ou à guérir, mais s’appliquent à extraire un peu d’or de la suie, en murmurant : opportet vivere !