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Les Canadiens d’alors, sans être riches, étaient raisonnablement prospères. Vivant presqu’exclusivement sur leurs terres, qui leur fournissaient à peu près toutes les choses nécessaires à la vie, de mœurs simples, aujourd’hui malheureusement à peu près disparues dans nos campagnes, ils connaissaient peu le « struggle for life, » ils étaient indépendants. Ils possédaient à peu près dans sa plénitude la liberté individuelle, mais il leur fallait en plus le gouvernement constitutionnel et responsable. C’était là le but immédiat où devaient tendre leurs efforts. Pour y arriver il leur fallait des hommes qui ne se forment que par la haute éducation.

Or, cette liberté politique pour laquelle la nation soupirait ardemment, mais vaguement, il fallait en quelque sorte l’inventer. Le gouvernement responsable, tel que pratiqué aujourd’hui n’existait pas dans les colonies anglaises. L’Angleterre seule le possédait et ne songeait guère à lui donner une pareille extension. Il fallait donc former des hommes capables de concevoir un vaste projet, assez savants pour en arrêter les grandes lignes et en élaborer les détails, assez énergiques et éloquents pour l’imposer. En accomplissant une telle tâche, il y avait aussi de nombreux écueils à éviter. Il fallait au faible en face du fort, de la prudence, de la diplomatie dans son audace. Il fallait que ce petit groupe de colons réussit à convaincre un vaste empire. Il fallait éviter les ébullitions, les révoltes, les voies de fait, les crimes ; être digne, fier, mais calme et constitutionnel ; ne pas être l’Irlande, ni la Pologne, éviter le sort que subit le Transvaal. Tous ces écueils furent en effet évités et pendant ces cinquante années d’agitation constitutionnelle le peuple ne s’arma qu’une seule fois lorsque le gouvernement lui-même porta atteinte à la liberté individuelle en emprisonnant ses chefs. Le succès vint couronner ces patients efforts. Les autorités britanniques, en accordant aux Canadiens la liberté politique, trouvèrent en même temps le secret de la stabilité impériale en autant que peuvent être stables les institutions humaines.

Soyons fiers de ce grand succès, reconnaissants à nos hommes publics qui se dévouèrent pour nous obtenir ce bienfait, reconnaissants à l’Angleterre qui nous l’accorda. Certaines gens, peu nombreux heureusement, soutiennent que nous ne devons pas de reconnaissance à l’Angleterre. Ceux-là se trompent. M. DeCelles, dans de récentes admirables études publiées dans « La Presse » de Montréal, établit que les Canadiens trouvèrent à cette époque, aux Communes anglaises, des amis sincères, désintéressés et noblement éclairés. Il ne faut pas oublier qu’en nous accordant le gouvernement responsable l’Angleterre faisait une expérience. Cette expérience a fait sa gloire. Mais comme toutes les expériences, surtout lorsqu’il s’agit du gouvernement des peuples, elle pouvait ne pas réussir. Dès lors il était pardonnable, convenable même d’hésiter. Quant à dire qu’il n’était pas en son pouvoir de refuser, aucun homme réfléchi ne le prétendrait sérieusement.