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Quand les jeunes Canadiens-français, ayant par l’application des sciences à l’industrie, mis en valeur les richesses de leur pays, iront à l’étranger occuper des chaires dans les universités, y étendre leur commerce, y diriger des industries, nous applaudirons à cette émigration, car ils rempliront ainsi un noble devoir, celui de répandre au loin les lumières et la richesse. Mais quelle chose déplorable que cette autre émigration de ces masses de malheureux qui abdiquent leur qualité d’hommes libres pour devenir des ilotes dans les villes manufacturières des États-Unis ! Nous les avons vus ces pauvres déclassés voués à jamais à un joug toujours humiliant s’ils comparent leur condition présente à celle qu’ils occupaient, disputant trop souvent le pain amer de la servitude aux Italiens, aux Polonais, au rebut de l’Europe. Songe-t-on assez à l’horreur d’une telle plaie et à la gravité du mal qu’il décèle. Ces malheureux se sentent dégradés, cela est certain. Quelques-uns cherchent à perdre leur identité en changeant de nom. De tels faits parlent plus haut que tous les raisonnements.

Aujourd’hui le mal est moins grand. L’amélioration de l’agriculture a enrayé l’émigration. Mais la guérison n’est pas radicale. Ce n’est qu’un soulagement temporaire, car l’agriculture n’est plus le besoin exclusif de notre peuple. Aussi longtemps que toutes les autres sources de notre richesse publique demeureront pratiquement inexploitées, aussi longtemps que la masse de notre jeunesse, en dehors des classes agricoles, restera sans horizons et sans carrière, il continuera d’exister un danger social qu’il est bien difficile d’exagérer.

Cherchons donc ce vice fondamental qui énerve les Canadiens-français en les appauvrissant, qui fait qu’ils manquent d’initiative et d’hommes spéciaux, qui fait dire aux étrangers qui les observent qu’ils « font peu de progrès dans quelque direction que ce soit, mais que cela ne les inquiète aucunement. » Reproche injuste, nous le reconnaissons, car s’il est malheureusement vrai que nos progrès sont lents, cependant nous progressons, et de cette lenteur nos compatriotes souffrent bien cruellement. Mais enfin il reste avéré qu’un tel reproche est possible. N’oublions pas enfin que les peuples peuvent dégénérer et que le génie national, une fois perdu, se retrouve bien difficilement, témoin, les Égyptiens témoin, les Grecs, sans parler des exemples modernes ; grands peuples d’autrefois dont nous contemplons la ruine avec tristesse, qui, dans leur abaissement, ont perdu jusqu’au sentiment de leur dignité et au souvenir de leur antique gloire.