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Feuilleton du COURRIER DE SION
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Quant d’Arsac eut bien mangé, il songea à sa situation. Il avait compté voir reparaître l’homme qui lui ressemblait si étonnamment.

L’attente finissait par le lasser.

— Ah ! ça ! s’écria-t-il à brûle-pourpoint, mais le marié ne reparait donc pas ici ?

Les convives échangèrent des regards d’intelligence et des voix chuchotèrent à nouveau :

— Voilà la folie qui reprend.

La jeune mariée se pencha vers lui dans le but évident de le calmer. Elle parvint tout au moins à lui faire prendre patience.

Un voisin complaisant remplit le verre du chevalier. Et l’on trinqua pour détourner la conversation d’un sujet aussi pénible.

D’Arsac but à longs traits. L’ivresse naissante rayonnait sur sa face conquérante, les saillies ironiques ou cinglante jaillirent de ses lèvres, bref il fut pétillant d’esprit. Le vin lui déliant la langue, il raconta ses voyages, ses aventures héroïques dans le Nouveau Monde, en Afrique, et partout ailleurs. Et il émaillait sa conversation d’anecdotes et de propos amusants au plus haut point. Bientôt, toute l’assemblée fut suspendue à ses lèvres :

— C’est peut-être un fou, confia la vieille douairière à son voisin, mais ce n’est certes pas un de ces imbéciles dont l’espèce est beaucoup plus commune.

Quant à la jeune mariée, elle buvait les paroles de son époux ; jamais celui-ci ne lui avait paru aussi spirituel, ni aussi beau parleur. Elle l’en aimait davantage et le contemplait, en souriant. D’Arsac, de son côté, se souciait assez peu de l’impression qu’il produisait sur elle et l’on s’étonnait de la froideur de ce nouvel époux.

Les récits du chevalier firent passer le temps plus vite qu’on ne croyait. La nuit était avancée, l’heure de se séparer sonna. Les invités se levèrent.

— Ah ! ça ! s’écria à nouveau d’Arsac rappelé à la réalité par le départ des convives, le marié ne se décide pas du tout à revenir. Mordious ! c’est trop fort !

Les invités s’entre-regardèrent et s’empressèrent de se retirer :

— C’est une nouvelle crise en perspective, se dirent quelques-uns. Évitons ce spectacle pénible. Et puis, on ne sait jamais ce qu’il peut arriver. S’il devenait fou furieux !

Et l’on se retira en plaignant amèrement la pauvre mariée. Si jeune ! Et avoir épousé un dément ? Pouvait-on prévoir ce malheur ?

Quant au chevalier, il s’était incliné devant sa prétendue épouse et ses parents et il prenait congé d’eux.

— Mais où allez-vous donc ? fit le baron de Carteret, surpris au plus haut point.

— Dame ! je rentre chez moi.

— Le jour de vos noces !

— Mais je ne suis pas marié, moi !

— Voyons, Gaston, dit le baron conciliant, raisonnons. Écoutez-moi, mon fils, car vous êtes mon fils.

Le chevalier dut subir la tirade du vieux qui lui fit comprendre que ce n’était pas le moment de faire la folie de quitter son épouse. D’Arsac se débattit en vain. Rien n’y fit. Le baron de Carteret voyait dans ses dénégations les signes évidents de la folie, de la « moratte » de son prétendu gendre. Il acquiesçait de la tête, comme on fait avec les fous, mais il n’en démordait pas. Il fit valoir des arguments sérieux et remarquer qu’il n’y avait plus de train en partance à une heure aussi tardive.